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L’Usine de rien

Fabrica de nada 3 - (c) Pedro Pinho - Cinéma Nova
Une usine s’arrête. Plus assez rentable. Pedro Pinho filme le vide au cœur du capitalisme. Ensuite, il suit le chemin d’ouvriers désemparés vers l’installation d’une autogestion. Un exemple de plus sur la sortie d’une économie destructrice.

Des plans panoramiques ponctuent l’histoire d’ouvriers dans les engrenages de leur usine frappée par les caprices capitalistes de la relocalisation. Ils montrent l’incroyable intrication de l’habitat et des industries. C’est la vision macro d’une urbanisation où l’espace intime est bafoué au profit d’une proximité fonctionnelle avec l’usine, lieu de production de valeur économique. On comprend, devant ce paysage, combien il doit être difficile d’en sortir

Il y a ensuite de nombreux plans rapprochés entre les ouvriers et leurs outils de travail. Histoires relationnelles. D’abord, quand les machines tournent, non sans évoquer la part d’aliénation des tâches répétitives et automatisées. Et puis, beaucoup, quand elles cessent de tourner, faisant alors resurgir, chez les humains, le sentiment d’une privation, d’un manque, le complexe attachement au travail qui n’est pas conditionné uniquement par le souci de subvenir aux besoins matériels quotidiens de sa famille. Il y a, chez chacun, un amour réel de son travail, malgré les dimensions pénibles qu’il peut présenter.

C’est une réalité que confortent de nombreuses études sociologiques.

Par contre,

ce qui (leur) est pénible, ce sont les salaires, les horaires, leur non-maîtrise du travail concret par l’intrusion permanente du management, par l’évaluation, par la dictature du temps, par l’obligation de produire des choses inutiles. — Bernard Friot

Sur les visages, les gestes, les mouvements du corps, les démarches, les effets du désœuvrement inattendu sont scrutés, dans leur nudité. Les humains restitués à leur nudité économique, dépouillés de toute valeur aux yeux de leurs dirigeants.

Une série de confrontations directes entre d’une part, patronat, ressources humaines, ingénieur de restructuration et, d’autre part, ouvriers désemparés par la tentative de déménager à leur insu toutes les machines et matières premières, vient rappeler le cadre de violence permanent en ce qui concerne la propriété des fruits du travail. D’un côté la hiérarchie, représentant les actionnaires, les investisseurs en capitaux et qui s’arrogent la propriété légitime, sans partage. Une propriété lucrative des outils et de la force de travail, s’appuyant sur un système puissant décidant de ce qu’est la « valeur économique ». De l’autre, des hommes et des femmes, investisseurs en travail et qui savent, organiquement, que sans leur savoir-faire, leur engagement physique, leur corps-à-corps avec les machines, aucune valeur ne serait produite, et donc aucune plus-value non plus. Ils sentent, même s’ils ne savent pas le formuler, qu’ils détiennent ce qu’on appelle la propriété d’usage.

La situation n’est pas très structurée, il n’y a pas, face aux propriétaires de l’usine, des spécialistes de la négociation, ni des experts en luttes syndicales. Mais sous les euphémismes de la direction – on va réorganiser et chercher à repenser votre travail -, les ouvriers ont bien compris qu’il s’agit de les baiser intégralement. Entre une direction qui veut éviter les conflits, préférant la politique de la chaise vide, et des travailleurs inexpérimentés, s’opposant à tâtons, à l’instinct, s’installe un dialogue de sourd, un évitement étrange et une sorte de parenthèse s’installe dans le processus normal de lutte de classe. Abandonner une usine jugée non rentable ne représente finalement par un grand sacrifice pour les dirigeants.

Les ouvriers, de leur côté, préfèrent occuper l’usine à ne rien faire plutôt que de laisser s’opérer une mutation qui les éjecterait, nantis d’une petite prime qui ne les protégerait pas longtemps de la grande crise économique. — Pierre Hemptinne

C’est une grande vacance qui s’installe. Ce qui émerge, c’est « l’usine de rien », qui ne fabrique plus rien, qui n’a plus aucune raison d’être, n’attire plus ni client ni investisseur. Tout ce qui donnait un sens à ce qui s’effectuait là, depuis les bureaux administratifs jusqu’aux ateliers, s’évapore. Sans aucune préparation, les équipes sont confrontées au vide que recouvre et occulte tout système de valeur. Finalement, à quoi tout cela tenait-il ? Il n’y a plus rien, ça ne semble avoir aucune répercussion, le système tourne toujours ailleurs. C’est une confrontation déstabilisante, douloureuse, mais un passage obligé pour, à un moment ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, construire autre chose, s’organiser autrement pour échapper au vide, produire du plein.


Mais le vide, il est aussi éprouvé ailleurs, un savoir du vide se constitue. Dans la désertification des centres commerciaux, signe de la crise économique généralisée. Dans les terrains vagues, les restes de nature qui voisinent la ville, où l’on peut s’échapper, marauder, ressasser, se vider la tête. Dans l’organisation de vies marginales, réfugiées dans des baraques, qui font le lien chimérique entre les luttes actuelles et le souvenir de la Révolution des Œillets. Dans les hauts et les bas de la vie amoureuse. Dans l’éructation forcenée de concerts post-punk. Et tout cela s’entretisse, fait avancer par à coup, intuition, une prise de conscience quant à ce qui se passe dans « l’usine de rien ». C’est à partir de cette trame, immatérielle, que les travailleurs affrontent la difficulté d’établir une solidarité entre des singularités tranchées, de fonder une stratégie commune en réglant la question des intérêts individuels. Le film montre le difficile apprentissage de la parole, des débats, de la maturité citoyenne, quand le stress de la nécessité économique fait perdre son calme, quand il s’agit de s’emparer de choses mal connues, théoriquement ou pratiquement, de se prononcer sur des matières pour lesquelles aucune formation, aucune habitude n’a été forgée. Une manière de montrer la dépossession et l’aliénation que produit le capitalisme et, soudain, par la force des choses, les tentatives de s’en libérer. Sans mode d’emploi.
Les salariés concernés n’envisagent pas spontanément comme quelque chose de normal et de possible le fait qu’ils deviennent eux-mêmes les copropriétaires de l’entreprise. — Bernard Friot, "Émanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech", La Dispute, 2014

C’est le lent cheminement filmé, dans la tête de tous les travailleurs et travailleuses, de ce qui rend petit à petit cette copropriété normale, possible, nécessaire. Cheminement erratique, non rationnel, échappant aux pitch du cinéma capitaliste, qui nécessite bien un film de plusieurs heures, inventant son propre rapport au temps de travail. Cela commence par de simples gestes qui naissent dans la vacuité de l’occupation d’une usine à l’arrêt. Rester à ne rien faire, parler, se raconter, redécouvrir l’autre. Jouer, bricoler un jeu de dame, sortir les cartes, taper le ballon, organiser une course de porte-palettes. Amadouer l’inactivité. Puis, investir les bureaux, fouiner dans les papiers, les archives, la paperasserie, l’air de rien, tout cela contribuant à réduire l’écart entre les différentes fonctions qui structurent l’organisation hiérarchique. L’administration est désacralisée.

Le film montre aussi comment s’effectue le jeu de la mise en réseau des idées, des énergies qui ensuite débouchent sur des actes. Il y a un personnage extérieur à l’usine, il tourne autour, finit par s’agréger au groupe. A la manière d’un artiste cherchant le décor pour une intervention, ou d’un sociologue militant nomade, il observe les effets de la crise économique à l’échelle mondiale et va susciter, indirectement, des liens entre différentes tentatives d’autogestion. Par-là est évoquée la dimension internationale indispensable à toute réelle alternative. Il y a aussi, des discussions théoriques sur l’effondrement du système capitaliste, qui ne sont pas présentées comme stériles et antinomiques à l’action concrète, mais placées dans la trame comme un de ces lieux où germent des possibles, des bribes d’idées qui vont guider des corps, des consciences, des actions, leur ouvrir des possibles adaptés à leur réel.


Il y a enfin une séquence de comédie musicale néo-réaliste, avec comme thème, évidemment, le démarrage d’une dynamique d’autogestion, qui permet de montrer qu’il y a, dans ce genre de lutte, un imaginaire attractif que l’on contribue à rendre plus large, quelque chose de séduisant et de rentable. De libératoire. La narration se déploie et se déplie sur plusieurs plans, à différents niveaux, tantôt très matérialistes, très « film social », à d’autres très poétiques, voire surréalistes, des strates narratives pleines de bifurcations possibles, où chacun semble mener sa barque comme il peut, soumis à l’aléatoire, ne pesant pas grand-chose face aux puissants qui font circuler leurs capitaux à la surface du globe.

Cela, tout en restant rivé à l’usine de rien, par habitude sans doute, mais obstinément parce que quelque chose de commun s’y invente pour sortir du rien.


Pierre Hemptinne



A Fábrica de Nada [L'Usine de rien] (Pedro Pinho, Portugal, 2017)

Une douzaine de projections jusqu'au Dimanche 3 mars 2019

Cinéma Nova

3 rue d'Arenberg
1000 Bruxelles


Accompagné d'un foisonnant programme complémentaire consacré aux films précédents de Pedro Pinho, du collectif de production Terratreme Filmes, un concert de Focolitus, le groupe punk apparaissant dans le film et - le Vendredi 1er mars - d'une séance introduite et suivie d’une discussion avec Anselm Jappe, théoricien de la nouvelle critique de la valeur, spécialiste de la pensée de Guy Debord, et qui participe lui-aussi à L’Usine de rien.


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