Machines et mutations humaines
Sommaire
« Les Machines font surtout rêver. Pas nécessairement de progrès matériel, non, plutôt des pouvoirs de l’intelligence et de l’imagination. » — »
Le devenir de l’imagination
Le mot « Machines » renvoie à un imaginaire vague d’exaltation et d’effroi: c'est l’invention absolue, la création sidérante. Voici Icare, l'icône, le démiurge mis en danger par son propre génie. Aujourd'hui encore, à défaut de Prométhée, les peurs empruntent pour se dire le chemin de sa chute.
Plus qu'une analyse rationnelle du paysage technologique actuel, l'ensemble des travaux exposés au Centre culturel Jacques Franck témoigne d'un état d’esprit. Une calme résignation se dégage de la cohorte de visages et de robots aux destins crûment noués.
Il y a aussi, monté
sur un présentoir, un oscilloscope accompagné d’un œil et d’une oreille de
taille égale. Des câbles électriques relient ces appareils à un baffle éventré.
Le dispositif répond à la nécessité de traiter les ondes mauvaises.
Vous voyez, la
technologie ne se trouve pas mise ici en situation de rejet. On lui reconnaît
des défauts, des risques, comment pourrait-il en aller autrement ? Pourtant
les Machines font surtout rêver. Pas nécessairement de progrès matériel, non, plutôt
des pouvoirs de l’intelligence et de l’imagination.
À l’Heure atelier, la réflexion se poursuit durant toute une saison, sur place et à l’extérieur. Bénéficiant de la participation d’historiens de l’art et d’un philosophe, les travaux se prolongent d’une conférence et d’un débat ouverts au public (en ligne sur le site de l’atelier). À quel point la propre implication des participants dans un travail de création conditionne leur vision de la technologie, et quelle émotion entoure le fait d’imaginer, de donner le jour à un projet intérieur, on s'en étonne à peine... C'est pourtant une vision rafraîchissante de la technologie, moins légère qu'il n'y paraît. Le progrès, qu’il soit perçu comme bénéfique ou maudit, n’enflamme pas autant les esprits que le devenir de l’imagination. Craint-on que celle-ci ne finisse par tarir ou au contraire, que, dans l’étendue de ses pouvoirs, elle ne délivre des fruits d’une ambivalence morale de plus en plus confondante ?
« Quels rêves a-t-on envie de voir se matérialiser ? » demande quelqu’un (les interventions ne sont pas signées). Et un autre : « La machine existante matérialise un imaginaire qui appartient déjà au passé. Pour dépasser la machine actuelle, il faut rentrer dans un nouvel imaginaire. La machine est toujours plus limitée que le rêve qui l’a engendrée. L’expansion de la pensée est plus intéressante que l’objet fini. » Et pour conclure : « Prenez garde à ce que vous souhaitez, cela pourrait très bien se réaliser. »
L’Heure atelier
Portées par le dessin ou par la voix, par l’écrit ou
la couleur, il importe que ces interrogations émanent, non pas d’experts ou de
penseurs attitrés, mais de sensibilités diverses. On pourrait dire que ces questionnements viennent
les trouver après coup, à la faveur d’un lieu, d’un projet
bien spécifiques. C’est là ce qui distingue un endroit comme l’Heure atelier. Reconnu
en tant que Centre
d’Expression et de Créativité (CEC), l’association se présente
comme un lieu de découverte et d’expérience de techniques artistiques. Dans ce
contexte, le projet du site se comprend mieux par
la négative : il ne s’agit ni d’un centre d’art ni d’une structure de
santé mentale. Pour le situer, il vaut mieux parler de lieu d’accueil, d’espace
citoyen. Les artistes présents à l’atelier en qualité d’accompagnateurs se
considèrent comme des passeurs de techniques. C'est en tout cas ainsi que
Marie Allagnat voit les choses. Plasticienne et animatrice, elle collabore aux
Atelier 51 en tant que salariée de La Gerbe avec l'équipe de 8 artistes prestataires
de l'Heure Atelier: Étienne, Bart et Philippe, sculpteurs, Sophie photographe, Markus
réalisateur, François, graveur et Françoise Calonne,
coordinatrice, vidéaste et plasticienne, également employée au sein des Ateliers 51. La Gerbe est le
Centre de santé mentale au sein duquel s’est développé l’Heure atelier.
La Gerbe et ses constellations
Pour comprendre le fonctionnement de ces petites structures, il faut remonter à la fondation de La Gerbe, en 1975. Située dans un quartier populaire de Schaerbeek, La Gerbe est un de ces lieux de psychiatrie alternative développés par quelques jeunes médecins et psychologues en réaction contre des méthodes de soin jugées archaïques, coercitives pour ne pas dire, inhumaines. « À l’époque », déclare une des fondatrices du centre, « prendre la voie de la militance antipsychiatrique relevait de la sauvegarde de la santé mentale des médecins eux-mêmes. » La psychiatrie n’a pas à se mettre au service d’une société normative, mais à prendre en charge la singularité même, à respecter la condition de fragilité dans laquelle se retrouvent certains individus. Figurer la possibilité d’un refuge, d’un abri, telle est la tâche qui incombe à un centre de santé mentale. Chacun peut franchir les portes de la Gerbe et avoir la garantie d’être accueilli : adultes, vieillards, enfants, parents, personnes en détresse. Une équipe de psychologues se donnent pour mission d’entretenir un climat de sécurité. Et parce que le principe de la consultation est nécessaire mais pas suffisant ni adapté à tous, diverses structures se sont développées autour de La Gerbe pour l’implanter dans le quartier comme lieu d’échanges autant que de soutien. À Mi-Mots, une permanence au sein de la pouponnière la Flèche, Mémoire Vivante, un espace dédié aux personnes âgées, Café-Papote où les rencontres s’organisent autour de la cuisine, des sorties culturelles et de la vente de vêtements de seconde main, l’Archipel, une habitation protégée côtoient de près l’Heure Atelier dont ils partagent l’esprit d’ouverture et le projet de libre circulation.
Un espace de liberté et de circulation
Si le bâtiment occupé par La Gerbe semble au premier
coup d’œil assez modeste, le niveau des ambitions qu’on y poursuit est
nettement plus élevé. Avec son banc rarement inoccupé, l’arrière-cour matérialise
cette invitation faite à chacun de passer d’un lieu à l’autre et de ne pas se
cantonner à un seul rôle, surtout pas aux assignations de la société. L’Heure
atelier se trouve juste de l’autre côté, dans les locaux d’une ancienne
imprimerie. Il s’agit de deux vastes salles reliées par un escalier en fer. Il
y a aussi un petit jardin, des caves et un local cuisine. La conduite
simultanée de divers ateliers (vidéo, film, photo, écriture, reliure,
infographie, sculpture, peinture, gravure, dessin) encourage la transdisciplinarité.
Concrètement, moyennant une somme symbolique, chacun peut venir aussi souvent
que bon lui semble (pendant les heures d’ouverture s’entend) et se mettre au
travail à l’atelier de son choix, étant assuré de la bienveillance et de la disponibilité
des artistes animateurs. L’endroit, comme on le disait, n’a pas de vocation
thérapeutique, ni académique d’ailleurs, mais l’accueil est soigné et le
matériel impressionnant. La générosité ayant tout de même un prix, l’atelier met aussi son espace en location pour des stages et des cours. Le matériel peut aussi être loué :
presse, four à céramique, labo photos, outils de sérigraphie, etc. Les
productions des participants, mises en vente à chaque exposition, permettent
aussi quelques rentrées d’argent. Le principe est simple : le prix fixé
par l’auteur se voit doublé pour que la moitié soit reversée à l’atelier. C’est
sur un tout autre modèle économique que fonctionne la salle de vente PsycArt attenante à la Gerbe. Bien que
dédiée à l’art brut, elle se consacre à la vente et à la promotion d’artistes
confirmés.
Abroger les limites, s’autoriser à rêver
À l’Heure atelier, le processus passe avant le résultat. Sans doute les œuvres exposées jusqu’à la fin du mois d’août au Centre culturel Jacques Franck ne le montrent-elles pas suffisamment, car, tout comme dans l’art brut, elles méritent d’être envisagées pour elles-mêmes, en dehors de tout contexte sociologique. Et puis, une fois n’est pas coutume, une dimension poétique supplémentaire vient des cartels dont la rédaction a été confiée aux membres de l’atelier. Les images qui se forment à leur simple lecture se suffisent à elles-mêmes, et ce sont des rêves d’une grande douceur :
« Les robots ont pris forme humaine et voyagent dans le village. Ils boivent l’eau de la fontaine pour survivre. Le barrage est le poumon des robots et cette eau nourrit l’univers. »
« Les savants et les sages sont la pointe du compas de l’existence mais seul l’AMOUR sait qu’ils sont tout à fait perdus dans le cercle divin. »
« L’humain au sol est endormi et l’autre individu robot est debout et représente le futur entre deux mondes : le sien et celui de l’automate. Il y a un malaise entre l’humain, qui a une âme, un cœur, et le créateur qui n’est que matériel, sans résonnance. L’homme, en construisant le robot, est incapable de transmettre ces éléments d’émotion et de sensibilité à ses créatures. »
Catherine De Poortere
Catherine De Poortere
Centre culturel Jacques Franck
expo collective
Accompagnés mais seuls
Jusqu'au samedi 26 août
Centre culturel Jacques Franck
94 Chaussée de Waterloo
1060 Saint-gilles