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Maison des arts (Schaerbeek) : pétri d’argile, l’homme est fragile

expo FRArGILE - Maison des arts - Schaerbeek
En quelques œuvres bien choisies qui forment chorale et polyphonie, la longue relation de l’homme à l’argile est célébrée, questionnée. Et, en même temps, s’ouvre à nous une archéologie inédite, à inventer, de la fragilité de la vie sur terre. FRArGILE aide à penser enfin la fragilité.

En amont de l’exposition, dehors et à tous vents, à même le pavé, un monticule de terre rouge. Il fait penser aux tas de sable que l’on érige à la plage, forcément éphémères, mais que l’on n’oublie jamais. C’est une silhouette de l’informe, pourtant on y reconnaît, sous une forme lâche, ce matériau qui donne forme à bien des objets durs, formels, des murs, des maisons. Tel quel, il expose sa plasticité à l’air libre. Il se répand et se disperse. Il prend l’empreinte des semelles. Il est modelé par les intempéries. Nul doute que, d’ici décembre, il se sera déplacé, aura modifié ses contours, et probablement aura abrité diverses formes de vie végétales. Le spectacle de ce matériau friable, instable et pourtant qui semble ne jamais devoir disparaître tout à fait, introduit bien à l’idée de fragilité que la Maison desArts propose comme fil de réflexion et méditation. À l’instar aussi de cette cheminée de briques non cimentées, colonne à la fois imposante et en équilibre instable, un angle appuyé sur Le Capital de Marx, révélant avec humour toute l’ambiguïté entre la fabrication d’un monde et les idéologies sur le travail qui les accompagnent. On n’est jamais loin du vacillement social.

Façonner la terre, quelle que soit sa forme, est fascinant, cela rend palpable la traversée de différentes surfaces. Traversées qui métamorphosent. Les différentes techniques utilisées font passer le projet, mental puis esquissé, à travers plusieurs stades dont la maîtrise ne procure pas de certitude quant à l’objet fini. La cuisson peut toujours réserver des surprises, amener l’inattendu, produire des accidents. C’est ce qu’explicite, à partir d’un travail sur l’acoustique, l’installation de Judicaël Cornu. Soit une série de sept formes, évoquant de manière lointaine des crânes humains, tous marqués par une ouverture d’amplitude singulière. L’artiste pratique ces ouvertures à même l’argile molle en vue de les faire sonner, de leur faire composer, une fois qu’elles résonneront ensemble, une gamme spécifique. Il modèle et imagine le son. Mais il le découvrira réellement une fois la cuisson effectuée. Ce n’est qu’alors que la céramique, jouant de son élasticité, pourra vibrer comme une membrane. Le résultat que l’on entend est donc obtenu à tâtons. Découvrir le monde par tâtonnements, c’est aussi avancer en prêtant attention aux fragilités constitutives des êtres et des matériaux, à ce qu’ils contiennent indépendamment de ce que l’homme y projette. C’est la magie, humble et bouleversante, que met en scène la table de travail de Nicolas Bovesse. Des tours, des blocs d’argile fraîche, emballée. La forme qui jaillit spontanément, une fois que l’argile tourne sur son support, et que la main cherche à dessiner et sculpter des traces, est la spirale, la tornade, la torsade que l’artiste décline en différentes finalités, pour elle-même, nue, ou en objet design, tables ou autres, intégrées à la stabilité domestique..

La confrontation réelle à cette matière, naturelle, quasi immanente, et malaxée depuis des siècles à travers de nombreuses civilisations, presque maternelle donc, renvoie aussi aux profondeurs matricielles de la terre. Notamment au charbon. C’est le miroir anthracite que nous tend Raphaël Charles avec son installation. Un cercle constitué de blocs de charbon de format 20/30, un « calibre standard ». Ce cercle ressemble aux ruines d’une cité. L’ensemble n’est plus homogène, il y a comme une force centrifuge qui projette des éléments à l’extérieur du cercle, cers le vide, le néant, vers l’épuisement de la terre. Ce passage qui signale une disparition, le vide absorbant les restes de l’activité humaine, les engloutissant sans laisser de trace, est aussi représenté par la vidéo de Bernard Gigounon. Une femme, puis deux hommes, lancent des cailloux dans l’eau. Une rivière ou un étang bordé d’arbres qui se confondent presque avec l’eau. Un geste que nous avons tous fait. La répétition de ces mouvements, filmée, évoque une danse. Depuis des siècles, des bras ont ainsi « dansé » pour balancer pierres et graviers dans la flotte. Pour regarder les impacts sur le miroir liquide, gros ploufs, ou mitrailles d’infimes gerbes transparentes ou blanches, avant qu’ils soient avalés, effacés. Image d’une activité immémoriale, qui traverse les générations, un universel de l’imaginaire. Et en même temps que s’engloutissent les cailloux dans l’eau, s’effacent aussi les gestes du lancement. Ils n’ont modelé que du vide, de l’absence, n’ont rien touché.

Dans un autre cadre, avec d’autres éléments, c’est encore cette malléabilité des formes, leurs trajectoires et leurs transformations irrémédiables une fois qu’elles franchissent certaines surfaces, qui sont mis en jeu, littéralement, dans le dispositif de Benedetto Bufalino. Deux pièces contigües sont recouvertes d’un tapis et de lignes blanches. Voici un terrain de tennis avec filet, raquettes, balles. Les visiteurs sont invités à jouer, taper dans la balle. « Recevoir une forme, c’est créer les conditions d’un échange, comme on retourne un service lors d’une partie de tennis. » En écho avec les œuvres exposées autour, cet exercice permet en outre de tester, de sentir dans son corps, dans son bras, ce que c’est qu’une forme qui traverse les airs, fluide, informe, et qui se matérialise un instant, dans un choc, avant de repartir, et tisser des allers retours. Avant de tomber, finir, rejoindre l’inerte provisoire. Tester, comme la terre molle puis cuite, ce que c’est que recevoir une forme, prendre forme. Dans l’échange entre humains, entre choses et humains, dans l’aléatoire, forcément d’agencements. Combien c’est fragile, aléatoire. Combien cela relève de l’immatériel, au même titre que les poteries anonymes, banales, usuelles, qui racontent les usages quotidiens de la table, le boire et le manger, seul ou en communauté. Les mains qui patinent la terre à force de les tenir, les porter, les caresser, qui confèrent à ces objets une deuxième cuisson humaine, peau contre peau.

Le choix des œuvres de cette exposition, la façon multi-facettes dont elles se répondent, surprennent et ouvrent des espaces d’interprétations féconds, n’est pas coupée des temps que nous vivons. À travers l’art et ses territorialisations dans la terre travaillée, toujours prête à voler en éclats, FRArGILE questionne la façon dont la société joue de façon cynique avec la fragilité de l’homme. Lors du vernissage, un récital de chansons a évoqué et rendu hommage aux migrants maltraités à la Gare du Nord. L’exposition indique qu’il est temps de penser vraiment la précarité. C’est aussi ce que pense l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing :
Tous les jours, dans les médias, on entend parler de précarité. Les gens perdent leur travail ou se mettent en colère parce qu’ils n’en ont jamais eu. Les gorilles et les marsouins de rivière sont en bonne voir d’extinction. Le niveau atteint des eaux menace de submerger les îles du Pacifique. Mais, la plupart du temps, nous imaginons que cette précarité est une exception dans un monde qui semble plus ou moins bien tourner : une simple mise hors circuit. Qu’est-ce qui se passe si, comme je le suggère, la précarité est la condition de notre temps ? Ou, pour le dire d’une autre manière, et si notre époque était mûre pour prendre la mesure de la précarité ? Et si la précarité, l’indétermination et tout ce que nous avons l’habitude de penser comme ayant peu d’importance, se trouvaient en fait être la pièce maîtresse que nous cherchions ? — -

Par un ensemble de métaphores, mais de façon très terre à terre, FRArGILE nous aide à mieux prendre conscience des contours de cette pièce maîtresse, où elle se situe, quels sont ses bords à explorer, à tâtons…


texte et photos :
Pierre Hemptinne


expo FRArGILE - Maison des arts - Schaerbeek - visuelexposition collective FRArGILE
Fragile - Argile - Moments - Fragments  -  (curateur : Jean-François D'Or)

Jusqu'au Samedi 2 décembre 2017

Maison des arts de Schaerbeek

147 chaussée de Haecht
1030 Bruxelles

(32) 2 240 34 99


Très convaincant petit catalogue / guide du visiteur
(18 pages / 3 euros)

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