Quand Marie Henry questionne joyeusement la famille et le genre
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La stylistique du verbe et de la répétition
Chez Marie Henry, tout est verbe et elle nous fait d’emblée comprendre que son écriture ne nous laissera pas passif. En soufflant ses didascalies par la bouche des acteurs, elle pose ses décors invisibles au centre d’une scénographie dépouillée. Elle travaille sa plume déconstruite pour nous forcer à des gymnastiques intellectuelles comme imaginaires. Le rythme est lancé et il va falloir suivre. On jubile !
À ce travail subulé vient s’ajouter un jeu loufoque de répétition et d’effeuillage des mots. Marie Henry définit ses personnages par leur langage. Avec la sœur du père qui double toujours les mots lorsqu’elle est gênée – autrement dit tout le temps –, la grand-mère qui épèle toutes ses invectives et surenchérit par citation, la mère excédée qui se laisse dépasser par de nombreuses incontinences verbales, le père qui tient un discours pragmatique pour combattre les intolérances de la mère, le fils muet et primesautier, le spectacle devient un pingpong créatif et comique où les dialogues rebondissent les uns sur les autres, créant par endroits des images, des questionnements insolubles ou des provocations criantes. Une partie fine, moderne.
Le casting : une Rolls
Clément Thirion, qui signe la mise en scène, a su élaborer un casting parfait : du sur-mesure. D’abord, Gwen Berrou est impressionnante dans les rôles des grands-mères paternelle et maternelle. Avec son physique mince et électrique, elle conjugue visages rigides et expressions d’incompréhension. Toujours à la limite de la crise de nerfs devant l’inertie familiale, elle appuie le crescendo délirant du spectacle et crée une drôle et impressionnante tension. Pour la figure du père, Lucas Meister a la valeur de ce mât qui tient contre vents et marées. Son jeu plus sobre et cartésien lui donne des airs de super-héros du genre. Ses commentaires nous obligent à prendre du recul sur l’hystérie générale qui emporte son foyer. Mélodie Valemberg, malgré son rôle presque muet, fait le contrepoint jusqu’à la surprenante fin du spectacle, où elle explose (je ne vous en dirai pas plus pour ne rien spoiler !). Enfin, Mélanie Zucconi qui, entre autres choses, excelle dans les personnages borderline, fait de nouveau, ici, un travail aussi hilarant que maîtrisé. Après son rôle de serveuse demi-dépressive dans un motel de la banlieue de Las Vegas (La Espupidez), ou encore d’une jeune femme bipolaire qui décide de vider son sac le soir de Noël (Philippe Seymour Hoffman, par exemple), il semble que Mélanie Zucconi, dont le talent n’est plus à prouver, est l’actrice indiquée pour ce rôle de mère excédée qui ne mâche pas ses mots. On y prend plaisir et elle nous en donne beaucoup, généreuse.
Si ce délirant Pink Boys and Old Ladies nous amuse, il n’est pas sans question : celle du regard des masses sur le droit à la différence, celle de la famille et de ses failles. Même si les nouvelles bien-pensances nous prônent leurs slogans d’ouverture d’esprit, dans la réalité, ce spectacle nous fait constater que le monde n’est fait que de carcans et qu’il est toujours aussi difficile de s’en défaire. Ce spectacle est donc intelligent, brillant et drôle, ce n’est pas tous les jours.
Jean-Jacques Goffinon
Photos : (c) Anoek Luyten (/ Théâtre des Martyrs)
Pink Boys and Old Ladies
de Marie Henry / Clément Thirion / Kosmo Company
Du jeudi 15 octobre au vendredi 23 octobre 2020
Théâtre des Martyrs (Bruxelles)