Marie NDiaye : la joie simple de l'activité préférée
Sommaire
Biographèmes
« — Mais si elle a éprouvé vis-à-vis de ces faits qui la concernent d'autres sentiments, ne serait-ce pas la traiter avec condescendance que de ne pas tenter d'en juger nous-mêmes au niveau exact où elle s'est toujours tenue ? — »
Ceux qui ne sont pas familiers avec l’auteur ignorent peut-être encore que Marie NDiaye a publié son premier roman à l’âge de dix-sept ans lorsque, l’ayant rappelée débordant d’enthousiasme à la réception du manuscrit intitulé, titre prémonitoire, Quant au riche avenir, Jérôme Lindon l’invita à rejoindre les Éditions de Minuit, à franchir, du même coup, les portes d’un milieu littéraire dont elle-même ne connaissait encore rien, pas même la notoriété, le prestige et la fougue avérée de l’éditeur qu’elle s’était choisi. L’événement remonte à 1985, mais il faut bien dire que cette reconnaissance, toute précoce qu’elle fût, ne fit qu’entériner une décision prise antérieurement de ne pas poursuivre ses études afin de se consacrer pleinement à l’écriture. Sa détermination d’alors, la radicalité dont elle fit montre autant par son refus que par l’affirmation d’une confiance extraordinaire en ses propres ressources, elle la regrette un peu aujourd’hui, jugeant que les choses accomplies auraient pu trouver leur place au sein d’une vie peut-être plus riche en expériences diverses. Non qu’elle eût aimé en apprendre davantage sur la littérature, la philosophie ou le droit, le savoir académique et sa mortelle pesanteur l’ont toujours rebutée, mais, à la réflexion, l’apprentissage d’une activité manuelle ne lui aurait-elle pas été également profitable ? À entendre cette confidence, je me dis que les critiques ont bien tort de vouloir à tout prix déceler dans son dernier livre, La Cheffe, roman d’une cuisinière, une transposition de son métier d’écrivain quand il ne s’agit, peut-être, que de l’expression directe, aussi littérale que possible, d’une certaine nostalgie à l’endroit d’un art qu’elle se serait bien vu pratiquer à côté (plutôt qu’en marge) de l’écriture, avec le même sérieux et un égal engagement de toute sa personne, sans que l’exercice d’une de ces activités ne porte jamais de l’ombre à l’autre.
Un autre élément biographique prêtant à discussions
est la double ascendance de Marie NDiaye, française et sénégalaise, dualité dont
elle aurait à répondre malgré elle, par les effets d’un visage et d’un nom
qu’elle ne considère pas autrement que comme siens et que, pour sa part, elle se
contenterait d’oublier s’ils ne lui revenaient pas sans cesse de l’extérieur
par toutes sortes de questions portant sur le racisme et la condition d’émigrée.
Il lui faut alors chaque fois rappeler ne s’être jamais définie comme étant
noire, ne s’être jamais sentie atteinte par les jugements de cet ordre.
« Ma mère est blanche, je suis aussi bien blanche que noire. ».
Constat qui en mobilise un autre, de l’autre côté de l’Atlantique, par la voix
de Chimanda Ngozi Adichie qui, dans son
roman Americanah, remarque qu’aux États-Unis, l’inconscient raciste est tel qu’il suffit d’une minuscule goutte
de sang noir pour qu’une personne soit considérée comme noire. Marie NDiaye,
qui connaît à peine son père, reparti au Sénégal quand elle était encore trop
jeune pour s’en souvenir, insiste sur le fait que ce pays auquel on la rapporte
si souvent, n’existe dans son esprit que dans la brume d’un fantasme, lointain
évanescent nourri du souvenir vague d’un voyage ancien. Aussi cette prétention
à ne s’être jamais sentie offensée du fait de sa physionomie s’accompagne-t-elle
d’un intérêt aigu pour les personnes qui, elles, des rapports conflictuels
entre le Nord et le Sud, ont une expérience autrement plus terrifiante que la sienne. Trois femmes puissantes, roman publié en 2009, consacre un
chapitre entier au destin douloureux d’une Africaine, qui, rejetée par
les siens, tente de quitter son pays. L’auteur précise que ces pages ne
pourraient plus être écrites aujourd’hui tant la situation des migrants s’est
aggravée. « Je ne me sentirais pas légitime » ajoute-t-elle. Face à
la dureté d’un réel, dont la part ne cesse de croître au fil de ses récits,
elle prend garde à se maintenir dans une position de retrait et d’observation,
position contraire à la définition que Sartre donne de l’engagement. Aussi ne
peut-elle que manifester son étonnement devant le fait que certains
commentateurs aient cru voir dans sa dernière pièce, Honneur à notre élue, une préfiguration de la présidentielle de
2017. « Ce dont on souffre aujourd’hui, se sent-elle obligée de rappeler,
ce n’est pas d’un excès de vertu tel qu’il s’illustre dans ce drame au fond
moins politique qu’existentiel, mais au contraire du triomphe de la
malhonnêteté. » Difficile en effet de la contredire sur ce point.
Des faits de conscience
« — (...) qu'ils aient permis à une telle folie de structurer chaque moment de leurs journées, elle le comprenait, le respectait, sentant déjà en elle le germe d'une folie très semblable, plus souhaitable simplement parce qu'elle saurait en faire l'instrument de sa renommée, qu'elle se laisserait entraîner mais jamais dominer par cela, en tout cas jusque dans ses ultimes années d'exercice où cette folie l'a peut-être engloutie en effet. — »
« Lorsque j’écris, je tâche d’oublier qui je suis
pour me mettre dans l’esprit d’un homme, d’une femme, d’un animal, d’une pierre… ». On en arrive, et peut-être
aurait-on dû commencer par là, à l’écriture même, aux romans, pièces de
théâtre, poèmes – peu importe la dénomination
puisque, quelque forme qu’elle emprunte, la manière ne change pas –, à ce qui,
du moins selon moi, place le lecteur au regard de l’œuvre dans un rapport
compliqué d’effroi et de secrète délectation. Il me semble d’ailleurs qu’on
pourrait prendre les livres un à un, dégager quelques éléments d’intrigue, des
récurrences, qualifier le ton, parler du style, en soi remarquable, de la
phrase à mi-chemin entre Faulkner et Kafka, et ce faisant ne jamais même
approcher de ce que c’est que cette
écriture-là, et, au contraire, en donner une image presque fausse. Rien de déroutant à première vue, tous les ingrédients d’un roman
classique s’y retrouvent : des personnages, des événements et une narration
quasiment linéaire. Sauf que les personnages, sont des visages, au sens
lévinassien du terme, Lévinas dont on pourrait ici reprendre la célèbre
formule : « Nul n’est bon volontairement. » Ni bon ni mauvais, la
morale est absente chez Marie NDiaye, de même que la psychologie ; il n’y
a pas d’événements en tant que tels, seulement des visages, c’est-à-dire non
pas des consciences mais des faits de conscience, des consciences traversées
par les événements. Parler, à propos de cette œuvre, de behaviorisme des
profondeurs serait sans doute une façon trop lapidaire d’évoquer sa singulière puissance,
sa force d’envoûtement et de pénétration, le fait de se sentir happé par des
mains insinuantes et d’une désagréable onctuosité, pour descendre, descendre et
s’enfoncer dans des régions d’où ne sortent habituellement aucun son.
Je m’arrête ici car ce n’est là qu’une lecture personnelle d’une œuvre qui en suscite forcément d’autres, politiques (ce qu’atteste la tonalité générale des commentaires dans la salle), ou encore, formelles, symboliques, appelant au déchiffrement, plus détachées je suppose, que la mienne soucieuse de ne pas porter préjudice à l’intensité qu’elle recèle.
Qu’a-t-elle dit de plus ce soir-là ? Ceci par exemple, que son goût pour la littérature américaine tient au fantasme reconduit sans trêve de se mettre au monde soi-même en tirant un trait sur le passé. Un principe dont on suppose qu’il fonde tout désir d’écriture : disparaître et se réinventer. Dans l’évocation de ses personnages, elle ne cesse de retourner les jugements qui se formulent naturellement à leur égard, de dénouer en leur faveur les couples qui traditionnellement s’opposent : faiblesse / puissance, abnégation / orgueil, désir / dégoût… Évacué, dissout dans les méandres de la phrase tortueuse, il n’y a plus de regard proprement dit, le point de vue porté par une multiplicité de voix (toujours la même malgré tout), s’étire à l’infini jusqu’à se donner l’illusion d’avoir pu parcourir ses sujets de part en part, et, s’étant dégagé du trop-plein des consciences, d’en ressortir plus démuni que jamais, faible, défait, laissant les personnages dans une solitude confortée par cette visite.
Transfert
« — C'était pourtant des matérialisations de rêves qui naissaient sous ses doigts durant ces nuits ondulantes, détachées de la nuit des autres aussi nettement qu'un monde parallèle de l'univers ordinaire. — »
« Pour rien au monde je ne voudrais rencontrer un écrivain que j’admire. Que pourrais-je lui dire ? » Comme dans un rêve éveillé, ces paroles, ce n’est pas moi qui les ai dites mais, dans un de ces faux paradoxes qui ne font en réalité que rétablir les lacunes de tout jugement, la personne à l’endroit de laquelle j’aurais pu moi-même les prononcer. Ainsi, l’admiration qu’elle peut susciter chez ses lecteurs, Marie NDiaye n’est-elle pas la dernière à l’éprouver à son tour lorsque, dans sa ferveur de lectrice insatiable et exigeante, l’idée qu’elle puisse elle-même demeurer interdite dans des circonstances similaires l’inciterait plutôt à se retrancher dans les livres. Que lui viennent aux lèvres les noms de Claude Simon, Joyce Carol Oates ou James Agee (elle tient Louons maintenant les grands hommes pour une des plus grandes œuvres jamais écrites) ne signifie pas qu’il n’y aurait pas d’autres écrivains susceptibles de briller à ses yeux, ceux-ci sont légions, plutôt, ce que ce bref inventaire indique, c’est que contrairement à ces derniers qui vont et viennent au gré de goûts et d’humeurs soumis à l’érosion du temps, les premiers n’auront jamais quitté sa table de travail, gage de leur primauté dans son cœur.
Ayant pris acte de la dissymétrie qui régit nécessairement ce type de rendez-vous entre un auteur et son public, il reste à s’en remettre à ce qui se produit malgré tout, à ce moment-là, un phénomène qui tient tout entier au pouvoir de l’apparition. Et puisqu’il est entendu qu’il ne peut y avoir de formulation générale d’une expérience aussi particulière, je dirais, en guise d’aveu, que le fait de me tenir à quelques mètres de Marie NDiaye, de pouvoir poser mes yeux sur elle, d’étudier sa gestuelle et de reporter ainsi mon attention, non pas sur des paroles dont aucune, après avoir lu énormément à son sujet, ne m’est véritablement étrangère, mais sur les détails de sa personne, au premier chef son regard étonnamment lointain, la douceur de sa voix, le grain vertigineusement oblique de sa peau, est venu creuser un manque que je ne me connaissais pas. Je veux l’écrire en toute sincérité, c’est là une conséquence profonde, pénible à admettre, de la curiosité naturelle qui, allant de l’œuvre à la personne, incite au rapprochement, et le manque qu’induit ce rapprochement quand il a lieu, d’être nécessairement trop fugace.
Est-ce pour pallier cette déchirure (petite sans doute mais intense) que tant de monde, lors de la séance de dédicace, demande à être pris en photo ? Le fait que l’auteur se prête au jeu comme s’il allait de soi que cette pratique somme toute récente découlait du protocole de la rencontre, cette disponibilité soudaine de la part d’une personne qui, en dépit de tout ce que l’on croit savoir d’elle, demeure une inconnue, révèle une facette de son caractère que ni les livres ni les échanges précédant la signature n’auraient pu laisser soupçonner : la bienveillance. Il y a, dans la tonalité de fond qui caractérise les écrits de Marie NDiaye, une incontestable délicatesse qui peut passer pour un niveau subtil de détachement voire, une forme de violence : « Tout lecteur doit apprendre à se méfier de la douceur en littérature, c’est souvent grâce à elle que la violence cache son jeu » l’avais-je entendue déclarer auparavant, et cependant, en la découvrant si bien disposée, si accueillante vis-à-vis des demandes de son public, je tends à la croire aujourd’hui lorsqu’elle affirme que cette violence qu’on lui prête, tient tout entière à la réalité de ses personnages qu’elle se contenterait dès lors d’accompagner, sans jamais prendre de la hauteur ni même de l’avance sur eux.
De la conversation qui s’est tenue entre l’écrivain et Grégoire Polet, et que le public est venue ensuite nourrir de ses propres interrogations, je me suis donc contentée de retracer les grandes lignes. D’une part, comme je l’ai dit, il ne me semble pas que ce fut là l’essentiel de cette soirée ; d’autre part, l’auteur n’ayant pas cherché à se départir de cette réserve inhérente à sa personne et qui maintient à ses écrits leur part de mystère, je crois pouvoir affirmer que c’est encore là, au cœur de ses incroyables constructions romanesques, qu’il convient de la retrouver, dans la forteresse intacte de ses propos.
Catherine De Poortere
Les citations et le titre sont tous extraits de La Cheffe, roman d'une cuisinière, Gallimard, 2016
Un extrait de Trois femmes puissantes lu par Marianne Denicourt dans un documentaire de Thomas Lacoste, Notre Monde :