Marthe Wéry au BPS22: des monochromes qui vibrent
Dans une installation pleine de grâce, l'exposition restitue la tension passionnante d’une recherche vitale, la recherche d’une vie. Regarder et ressentir ces œuvres n’a plus rien de passif, le visiteur devient aussi chercheur, c’est le début d’une expérience. — Pierre Hemptinne
C’est la synthèse d’un cheminement obstiné et lumineux dans la couleur et la surface qui s’expose, là, depuis les premiers carnets jusqu’aux dernières œuvres de Marthe Wéry (1930-2005). Tant la Grande Halle que la salle Pierre Dupont, du BPS22, ont des allures de grandes chapelles ouvertes, habitées par une série de révélations, celles qui ont ponctué le trajet de l’artiste, scrutant le vivant, et celles qui nous frappent à chaque station devant l’une de ces fenêtres ouvertes sur la densité de peindre, graver, dessiner. « Tout mon travail, disait-elle, est une recherche élémentaire de vivre la surface. Élémentaire, c’est-à-dire rechercher l’essentiel par son minimum » Regarder les tableaux de Marthe Wéry aide à bouleverser le régime des valeurs ordinaires, celles qui, notamment, opposent superficie et profondeur. Cela contribue à changer le regard sur le monde, à en capter d’autres dimensions, immédiates, mais dessinant d’autres agencements possibles avec les lointains. Marthe Wéry ouvre la voie vers une nouvelle écologie intérieur-extérieur, entre les êtres, entre les choses, l’inerte et l’animé.
Cela commence, certes, par la prédominance des monochromes qui orientent le regard vers la répétition du même, une collection de plans colorés, que l’on pourrait croire détachés du monde. Abstractions. On s’aperçoit vite, à leurs aspects texturés, qu’ils sont moins tranquilles que prévus. Ils vibrent, sans craindre quelques fois la dissonance. Ils sont loin d’être vraiment plats, du reste, ils s’écartent du mur, intègrent des cassures. Ensuite, la manière dont ils vivent et interagissent les uns avec les autres, ne cesse de varier avec les lumières du jour et l’angle de vue. L’ensemble miroite et se nuance autant que la mer que l’on peut regarder indéfiniment sans qu’elle soit toujours la même. Et c’est cette dimension qui fait, qu’entrant dans l’espace muséal, bien que l’accrochage soit aéré et les formes visibles d’apparence sommaires, on ait l’impression de pouvoir y rester des heures sans épuiser ce qu’il y a à regarder. Une plénitude, non béate, mais au travail. Encore accentuée quand, là où s’ouvre précisément une série qui affiche un motif répétitif, l’attention contemplative se perd dans un infini de différences, de dissemblances au sein du même, rythme et arythmie. À même l’encre qui palpite.
Les surfaces qui paraissent d’abord lisses, impersonnelles, se révèlent particulières, uniques — P. H.Elles intégrent une part importante d’accidents, aléas provoqués par l’artiste mais non maîtrisés. Entre apparence industrielle, savante, et réalité artisanale, résurgence de « pensée sauvage ». Un grain. Des coulures. Des reflets surprenants, fugitifs. Des ombres et des confusions. Les superficies sont des peaux qui captent et métabolisent le contexte, les échanges entre extérieur et intérieur, les pressions et les humeurs, la vie autant que la mort, la présence autant que l’absence. La surface est de plein pied dans la profondeur. La profondeur est surface. Ce qui semblait simple devient complexe. C’est multicouche.
Le guide du visiteur,
d’œuvre en œuvre – certaines, extraites d’une série, évoquent alors toute une
traîne fantômes d’œuvres sœurs -, explique bien les multiples techniques
explorées par l’artiste. Cela donne l’idée d’une recherche, d’une expérience
ouverte, jamais close, jamais affirmative, jamais comblée. Une aventure
d’autodidacte et loin du cliché d’intellectualisme. Plutôt du corps à corps. Il
faut imaginer les gestes, les manipulations concrètes, les essais et les
erreurs. On peut relier cela à une écriture sous-jacente et ses ratures. Ses
travaux sur des textes écrits à la main, grossis, transforment l’écriture
elle-même en matière, en support où s’enchevêtrent toutes les possibilités de
lignes, d’une narration géométrique des choses. Un fond d’écriture saturée d’où
s’échappent des formes et des plans isolés, certains formant constellation,
paysage cosmique. Par exemple, ces grandes feuilles blanches et noires,
horizontales et verticales, teintées dans la masse, tellement gorgées que le
papier devient autre chose, d’imprévisible, on a envie de les caresser pour
entendre ce que racontent leurs reliefs, plaques grumeleuses, lignes, taches
gonflées, plaques lisses.
Le fascinant est que, finalement, papier, toile, ou bois, tout devient de la matière-peinture. Le support, tout ce qui le constitue et s’y agrège, participe à l’œuvre. Aluminium, papier, bois, toile. Chaque fois, les caractéristiques du matériau sont exploitées, l’artiste les fait parler ou résonner. L’ensemble est comme une partition de silences colorés qui résonnent idéalement dans l’espace du BPS. On finit par ne plus seulement regarder, mais écouter, sentir les vibrations, c’est toute l’enveloppe corporelle qui fait l’expérience de ressentir les bleus, les noirs, les gris, les rouges, les à-plats et les lignes/nervures. Le silence, le temps entre les pièces, la tension qui les relie et qui correspond à la vie qui les engendrait, qui reste palpable quand elles sont réunies avec sensibilité, participe du recueillement vivifiant.
Pierre Hemptinne
Marthe Wéry
Œuvres, recherches et documents dans les collections du BPS22
Jusqu'au 23 juillet 2017
BPS22
22 boulevard Solvay
6000 Charleroi