Martin Parr – Parrathon, une rétrospective au Hangar, Ixelles
On imagine le photographe assis à la terrasse d’un café, regardant l’absurdité du monde qui l’entoure et guettant l’instant, le moment incongru où ce non-sens se manifeste dans une rencontre accidentelle, l’expression d’un visage, une collision entre deux mouettes et un paquet de frites. On pourrait voir cette occupation comme le sport pervers d’un voyeur hautain, observant du haut de sa superbe le petit peuple, mais ce n’est pas l’attitude de Martin Parr. Si beaucoup de ces images montrent des situations embarrassantes, des poses peu flatteuses, ce n’est pas la personne dépeinte qui est visée mais selon ses propres dires, l’inadéquation de la renommée d’un lieu, de l’éclat qui est sensé l’auréoler, et la souvent triste réalité.
S’il a commencé sa carrière dans les années 1970 en documentant, en noir et blanc, les communautés rurales du nord de l’Angleterre et d’Irlande, notamment les congrégations baptistes et méthodistes, c’est avec sa série intitulée The Last Resort (1982-85) qu’il définit ce qui deviendra son style, sa marque de fabrique. Il passe alors à des couleurs saturées, aux forts contrastes et à des tableaux de genre, des saynètes insolites, presque burlesques. Il crée une œuvre au confluent du slapstick et de la carte postale. Ce n’est sans doute pas pour rien que cette première série est consacrée aux britanniques en vacances. En explorant les stations balnéaires de New Brighton, à l’embouchure de la Mersey non loin de Liverpool, c’est le rêve de la classe ouvrière qu’il poursuit : des moments de loisirs simples, de détente populaire. Le cadre est souvent criard, l’amusement forcé, le paradis promis se révèle bruyant et surpeuplé. Mais il est hors de question de renoncer à profiter de ces rares congés et tant pis si les transats et les draps de plages sont les uns sur les autres, ou s’il faut jouer des coudes pour s’offrir une glace ou un hot-dog.
Mon goût pour des endroits comme les stations balnéaires ne vient pas de leur côté kitsch – mais de ce qu’ils sont pleins d’énergie, lumineux et colorés. — Martin Parr
Il reviendra souvent sur des lieux de ce genre, photographiant notamment Knokke-Le-Zoute entre 2000 et 2001, se défendant de n’y trouver qu’à se moquer. Son regard sera peut-être plus critique dans sa série suivante, The Cost of Living (1987-1989), consacrée à la classe moyenne « supérieure », la strate sociale créée par les années Thatcher. Ici on assiste à d’autres activités collectives, moins denses et moins animées, mais aussi moins spontanées et moins insouciantes. On va de dinner parties en journées portes ouvertes dans les écoles, on fait du shopping et on grimpe socialement. Cette documentation anthropologique de la société britannique se poursuivra avec le niveau supérieur, dans la série Establishment, montrant les rituels étranges des élites du pays, en pointant les failles sans pour autant tomber dans le cliché ni la caricature.
Ses travaux suivants s’écarteront du cadre strict de l’île pour aborder des approches transversales, transnationales, et prendre des teintes plus critiques. Tout en gardant sa distance humoristique, Martin Parr se lance alors sur la piste de sujets complexes comme le luxe (Luxury), le gaspillage et le consumérisme (Common sense) et le tourisme de masse (Small World). Ici encore c’est le décalage qui fait l’efficacité de ces photos, une mouche sur un chapeau de haute-couture, le spleen et le malaise caché des événements mondains, mais aussi l’accumulation jusqu’à l’écœurement de monceaux de nourriture ou d’objets superflus. Les grands lieux touristiques à travers le monde sont bien évidemment le décor rêvé pour une confrontation douloureuse entre la légende et la réalité : la rencontre avec les grandes merveilles du monde est moins intime qu’on ne l’espérait et la parade des foules trottant de monuments en boutiques de souvenirs gâchent irrémédiablement la magie de l’instant. Les mêmes gestes rituels, les mêmes poses répétées à l’infini (je retiens la tour de Pise, je nourris des pigeons à Venise, je fais la file au Parthénon, etc.) rendent le monde banal, le rétrécissent.
Ici encore Martin Parr ne se cantonne pas à une position d’observation distante et joue le jeu. Lors de chacun de ses voyages il a ramené une photo de lui en style touriste, posant devant la curiosité locale, se prêtant au traditionnel « décor passe-tête » ou visitant un studio local de photographie. L’exposition comporte 400 photos tirées de 15 séries différentes de l’artiste, devenu entretemps président de l’agence Magnum (entre 2014 et 2017), professeur dans plusieurs universités anglaises et curateur de nombreuses expositions. Outre celles déjà citées, on peut découvrir parmi ces séries ses voyages au Mexique (Mexico), son hommage au climat britannique (Bad Weather), des collections de photos de gens en train de prendre des selfies (Death by selfie) et une salle très réjouissante consacrée à des scènes de danse à travers le monde (Everybody dance now – 1986-2018).
L’exposition se conclut par une série de court films et extraits de films réalisés par Martin Parr, entre autres pour sa propre maison de production de documentaires : Mosaic films. On l’y voit sillonner la Grande-Bretagne à la recherche de moments de « britishness », d’expression de la mythique identité particulière des britanniques, parfois conservateurs et insulaires, mais que le photographe-réalisateur filme avec beaucoup de bienveillance, en tirant des portraits conciliant le nonsense des Monty Pythons avec une démarche documentariste consciencieuse et flegmatique.
(Benoit Deuxant)
Expo au Hangar, Pl. du Châtelain 18, 1050 Ixelles
Du 17 septembre au 18 décembre 2021