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« Méfiez-vous des femmes qui marchent » - Un livre d’Annabel Abbs

Méfiez-vous des femmes qui marchent
Entre autobiographie et récit à propos de femmes artistes et écrivaines, « Méfiez-vous des femmes qui marchent » d’Annabel Abbs nous emmène sur les chemins et parle de l’expérience de la marche comme moyen de se libérer des carcans du patriarcat, comme source d’inspiration créative et vecteur de changement.

De tous temps, les femmes ont marché. Beaucoup n’ont jamais écrit : pour elles, la marche signifiait travail : aller au puits, apporter les marchandises à vendre à la ville, en revenir avec des achats, guider le bétail dans les champs… Quant à celles qui ont écrit, leurs récits se sont souvent perdus dans l’histoire ; ils ont été oubliés dans les archives et ont été éclipsés par ceux des hommes, de Jean-Jacques Rousseau à John Muir. Même dans la littérature de voyage contemporaine, on citera plus facilement Bernard Ollivier que Sarah Marquis qui a pourtant parcouru le monde entier et égrené des dizaines de milliers de kilomètres.

L’autrice anglaise Annabel Abbs, connue pour ses biographies de Frieda von Richthofen, l’amante de D.H. Lawrence, et de Lucia Joyce, la fille unique de James Joyce, s’est penchée sur le sujet, mêlant dans son livre ses expériences personnelles et l’histoire de six marcheuses célèbres : la même Frieda (1879-1956) citée ci-dessus, la peintre galloise Gwen John (1876-1939), l’écrivaine Clara Vyvyan (1885-1976), la poétesse Nan Shepherd (1893-1981), l’écrivaine Simone de Beauvoir (1908-1986) et l’artiste américaine Georgia O’Keeffe (1887-1986). L’idée lui est venue, quand immobilisée pour cause d’un accident, elle s’est retrouvée coincée à son domicile.

« Tandis que je parcourais ma cuisine sur des jambes branlantes, mon esprit brouillé tournait en rond. Je n’arrivais pas à chasser l’idée d’hommes bien découplés se mettant en route, bâton en main, cheveux au vent, sans l’ombre d’un souci domestique, ou peu s’en fallait, pesant sur leurs épaules musclées et sereines. » — Annabel Abbs

Cette opposition entre la liberté des hommes et le confinement des femmes dans l’espace domestique est également évoquée dans un autre livre très intéressant, dont le sujet est plus large, Les femmes sont aussi du voyage. L’émancipation par le départ de Lucie Azéma. Un livre passionnant qui relate les nombreuses raisons pour lesquelles les femmes restent chez elles, mais qui met également en avant toutes ces voyageuses qui ont marqué l’histoire.

Mais revenons à Annabel Abbs. Pendant sa convalescence, quand elle a pu reprendre progressivement la marche, elle a suivi les traces de Virginia Woolf, qui a vécu dans la même région que sa famille. Elle décide alors de trouver d’autres femmes et de suivre leurs pas, racontant ses propres expériences tout en parlant de celles des marcheuses-artistes qu’elle a sélectionnées et s’inspirant également de nombreux articles scientifiques sur les bienfaits de la randonnée. Elle nous emmène dans les Alpes, entre l’Allemagne et l’Italie à la suite de Frieda von Richthofen qui a quitté son mari et ses enfants pour suivre D.H. Lawrence dans une « fugue à deux » qui est en même temps « une tentative enfiévrée d’acquérir la liberté et un désir, fervent mais inexprimé, de se reconstruire ». Ce besoin d’indépendance et de libération est un point commun dans les aspirations de toutes les femmes décrites dans le livre, il les pousse même parfois à des changements radicaux.

Annabel Abbs s’intéresse ensuite à l’artiste anglaise Gwen John qui pendant l’été 1903 a parcouru les rives de la Garonne avec son amie Dorelia McNeil. Pendant tout leur cheminement, elles ont été mal vues : une femme ne parcourait pas les routes à l’époque.

« En 1903, les bourgeoises devaient se cloîtrer dans leurs demeures étouffantes, sanglées dans leurs corsets et leurs tralalas, conçus pour faire ressortir à la fois leur poitrine et leur postérieur. (…) les femmes devaient se harnacher ainsi non seulement pour protéger leur propre réputation mais pour protéger aussi celle de toute leur famille et leur belle-famille. Une femme tapageuse souillait sa lignée entière. » — Annabel Abbs

La marche est moteur de changement et d’évasion ; elle permet de s’évader, d’évacuer ses peurs – et pourtant les angoisses sont bien (trop) présentes. Une femme fait attention à elle et à ce qui l’entoure, si un homme l’approche de trop près, elle se méfie, prend ses précautions. Une femme ne baisse jamais la garde. Annabel Abbs parle plusieurs fois dans son récit de ces moments où elle a eu peur, où elle s’est sentie menacée. Les femmes qu’elle suit en parlent également, contrairement aux récits des hommes qui ne mentionnent que très rarement ces moments d’angoisse. Mais une fois ces moments difficiles passés, les bénéfices sont énormes.

« La vérité, c’est qu’être en sa propre compagnie n’est pas comme être seule, ou esseulée. C’est une confrontation avec soi-même. Et si on évite d’en passer par là, comment cesser de se cramponner aux habitudes du passé ? Comment changer, progresser, se développer ? Comme tout simplement « devenir » ? » — Annabel Abbs

Elle parle aussi d’un sujet peu abordé, celui des règles (Lucie Azéma l’aborde aussi). Si un homme n’a aucun souci à se faire sur sa condition physique générale, une femme devra une fois par mois s’organiser, prévoir des protections, et dans beaucoup de cas, subir des symptômes aussi divers que des migraines ou des maux de ventre qui peuvent la rendre incapable de se lever. Annabel Abbs en parle dans son chapitre sur Clara Vyvyan, voyageuse et randonneuse australienne d’origine mais ayant vécu en Angleterre. Elle n’habitait pas loin de l’écrivaine Daphné du Maurier et c’est celle-ci qui évoque la question.

« Plus tard, elle [du Maurier] sombra dans la panique au moment de ses règles : comment voulait-on qu’elle « gravisse une montagne », alors qu’elle saignait dans sa serviette hygiénique ? « Mais que faire… ? Je me vois déjà en train de ma changer furtivement derrière un glacier », écrivit-elle dans une lettre. » — Annabel Abbs citant Daphné du Maurier

Dans ce livre, Annabel Abbs arpente les chemins et suit à la trace des artistes, des écrivaines, des femmes qui marchent, nous dévoilant leurs émotions et leur désir d’indépendance. Elle leur donne une voix et crée un lien réel avec elles, empreint d’empathie et de complicité. Et c’est passionnant ! Un point négatif cependant – il est de taille mais ne concerne pas le contenu du livre : qui a choisi le titre de la version française ? Probablement pas la traductrice Béatrice Vierne, probablement plutôt l’éditeur. Or ce titre qui commence par « méfiez-vous » est assez dégradant avec les connotations négatives qu’il apporte (à nouveau) au fait d’être femme : serait-elle un être avec qui il faut être sur ses gardes, qui pourrait être malfaisante ? serait-elle une sorcière ? (clin d’œil à Mona Chollet). Annabel Abbs avait intitulé son livre Windswept: Walking in the Footsteps of Remarkable Women, son éditeur américain a modifié la seconde partie: Walking the Paths of Trailblazing Women, deux titres bien plus neutres (non-mentionnés par l’édition française), et bien plus clairs sur le sujet abordé: des femmes balayées par le vent, remarquables et pionnières dans la marche.

Une citation encore pour terminer cet article, vantant les bienfaits de la marche, pour tout être humain :

« Des chercheurs ont étudié l’impact de la marche en pleine nature sur notre inventivité, sur notre capacité d’établir des rapports et de nourrir de nouvelles idées. Ils pensent que notre faculté de penser de manière plus fluide augmente non seulement quand nous marchons où que ce soit, mais quand nous traversons à pied des paysages sauvages. Est-ce parce qu’un sang plus frais alimente notre cerveau ? Est-ce la combinaison des phytoncides et du monoxyde d’azote ? Des endorphines ? Personne n’en sait rien. » — Annabel Abbs

Méfiez-vous des femmes qui marchent-couverture

Annabel Abbs, Méfiez-vous des femmes qui marchent, Arthaud (Flammarion), 2021, 433p.

Texte et photo : Anne-Sophie De Sutter

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