Memento Mons
Sommaire
Le rapport de la plupart des sociétés humaines à la nature restant largement instrumentale, singulièrement dans les modèles économiques dominants, on ne s’étonnera pas que le résultat en soit une destruction exponentielle du cadre naturel et de la biodiversité. Aussi la création d’une éthique de la Terre marquerait-elle bien un saut qualitatif, même si rien ne peut garantir sa capacité à sauver ce qui peut l’être. — Serge Audier, « L’Âge productiviste, hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques »,
L’énorme drame écologique que nous vivons est inséparable des idées que l’homme s’est forgé sur le monde. Depuis les premières représentations qui le plaçaient au centre de l’univers, les progrès de la science n’ont cessé de contraindre l’homme à réviser ses illusions et, souvent, non sans blessures d’égo ! En effet, l’anthropocentrisme, l’égocentrisme de race, de classe, de nation ont longtemps été la règle et, sur le fond, n’ont cessé d’être démentis, décentrés. C’est cette décentration qu’entraîne un certain travail d’objectivation scientifique et, plus largement, philosophique, qui a révélé peu à peu dans quelle imbrication avec tous les éléments de l’univers nous nous trouvions embarqués. Cette prise de conscience est loin d’être terminée si l’on en croit la persistance des climato-sceptiques, par exemple. La décentration, face aux défis écologiques actuels, c’est :
pour les sujets et les collectivités, de se comprendre comme fondamentalement relationnels, comme liés entre eux, avec les autres générations et avec la nature par des liens de solidarité. Non pas pour perdre leur singularité en tant qu’individus, collectivités et humanité – mais pour concevoir et même valoriser cette singularité sur fond relationnel d’interdépendance. (…) La décentration ne signifie pas pour nous le fait de voir la Terre du point de vue de Sirius, de se détacher de son corps vécu, ou de ne plus pouvoir habiter poétiquement le monde, mais le fait d’être capable de se situer dans un réseau de relations et d’interdépendances, condition d’un regard et d’une action écologiques. — Serge Audier
Un dispositif qui ramène aux origines du sentir et du connaître, pour se décentrer
L’exposition au BAM est une belle introduction à ces questions complexes, via une expérience sensible, immersive. Elle convoque la généalogie des cabinets de curiosités apparus à la Renaissance – ces collections d’objets naturels et humains intrigants, faits pour stimuler les réflexions, la recherche de correspondances entre les choses, les méditations sur les mystères du vivant et de l’inerte, en cherchant à débusquer leurs logiques sous-jacentes. Elle s’en inspire dans la scénographie et le choix des œuvres et objets mis en concordance dans le dispositif. Ce qui replace le visiteur, en quelque sorte, dans un contexte de curiosité originelle, comme si tout était à nouveau à découvrir sans idées préconçues. Et elle en actualise le principe en se basant sur ce que l’art et, plus généralement, nos relations esthétiques aux mondes intérieurs et extérieurs, font naître comme expériences sensibles de décentration, précisément. « Méditer sur la brièveté de la vie et notre insignifiance face aux grands ensembles que forment le temps, la matière et l’espace », c’est, exactement, la voie, hier comme aujourd’hui, qui aide à devenir acteur de cette décentration qu’appelle le défi écologique.
Si l’histoire dominante des relations entre nature et culture a placé l’homme à l’extérieur de la nature, avide de la maîtriser et de l’exploiter au maximum, le dispositif de Memento Mons engage dans une relation au sentir et au savoir où toute connaissance, cognitive et émotionnelle, ne peut distinguer entre culture et nature, intériorité humaine et extériorité. Ce sont les deux faces d’une même exploration de notre écosystème. L’exposition invite à prendre en compte d’autres histoires, ne serait-ce que sous forme de germes à venir.
Les livres, témoin des rencontres mouvementées entre intérieur et extérieur, imagination libre et imposition de connaissances.
Les livres, peut-être, sont les points de passage formidables entre « dedans » et « dehors », mélange de savoirs et de fictions, objets où se fixent l’objectivation des connaissances et les interprétations subjectives. Ce qu’illustrent au début de l’exposition quelques remarquables manuscrits anciens. Le Livre d’heures de Jean Barbet (15ème et 16ème siècle) et son organisation du temps scandé par des prières rituelles, régulières, la relation au monde représentée comme structure orante. En effet, la discipline religieuse avait pour but d’inscrire dans les corps, dans leurs routines, une explication mystique du monde. Dans un autre registre, le recueil de dessins de Jérôme Van Winghe (1559-1637) décrit une série de monstres qui hantent les croyances populaires, fascinant répertoire « de curiosités encyclopédiques ». où se mêlent observation réaliste de la faune et biologie imaginaire, dedans et dehors. Ou encore cet atlas d’Abraham Ortelius (1574) qui, malgré la prétention à représenter le réel tel qu’il est, n’en est pas moins une figuration fictionnelle des terres connues et inconnues censées composer le monde habité. De manière manifeste, la géographie, là, est avant tout une projection fantasmée mais considérée, à une époque, comme hypothèse crédible de ce qui est, comme document contribuant à forger des certitudes, des systèmes enfermant le réel dans ce que l’homme en attend.
Et l’objet-livre, ainsi, trace un fil rouge dans l’ensemble de l’exposition, par le biais de créations récentes. Andrea Mastrovito découpe dans d’anciens ouvrages botaniques de quoi composer d’étranges parterres de fleurs, florissants, exubérants, contrastant avec l’actuelle perte de biodiversité. Alexis Arnold présente un bouquin oublié dans l’eau et la roche, tordu, malaxé par les différentes forces dans lesquelles il a été immergé, assimilant comme éponge le texte occulte de ces forces, ses pages en partie effacées et couvertes de cristaux. Devenu objet quasi illisible, il signale combien le livre permet de sentir ce qu’il y a au-delà du texte, ce que les mots échouent à dire, lieu d’échanges entre le dicible et l’indicible (non opposables mais complémentaires), les mots imprimés se transformant en cristaux précieux perlés. Richard Hutten a fabriqué un fauteuil fait de livres assemblés, agglomérés, à la manière des strates géologiques qui déterminent les vibrations de nos territoires. Façon de rappeler que nos lectures forment des meubles où nous aimons nous enfouir pour entamer de nouvelles lectures, mobilier qui tient au corps, malgré l’impression d’équilibre fragile que dégage cet empilement de volumes divers. Avec Jonathan Callan, le livre est révulsé, retourné, violenté par le lecteur qui a voulu régler des comptes, peut-être par ses propres violences intérieures, intestines (Sundry Creditors). Le livre est aussi souvent vecteur de conflits intérieurs, d’idées et d’images dures à avaler. Le même artiste assemble des livres qu’il noie dans une nappe de plâtre lisse, image figée d’un nuage neigeux, ouateux, évoquant la lévitation bienheureuse du lecteur, solitude et plénitude, sentiment de se perdre et de se trouver quelque part, à l’écart de tout, dans le vide, dans l’interstice des mots et des phrases, quelque chose de vierge, ni dedans, ni dehors, les deux à la fois, à partir de quoi de nouvelles connaissances peuvent émerger. Li Hongbo sculpte une tête dans une masse livresque compressée et évoque ainsi l’être humain comme un millefeuilles de pages à feuilleter à l’infini. Zeger Reyers et son hommage aux idées primitives replace le livre au cœur d’une transmission du vivant qui dépasse bien l’histoire de l’imprimerie, le bouquin devenant un des terreaux dans les profondeurs desquels se ramifient rhizome et mycélium, les pleurotes en forme d’huîtres jaillissant de l’agglomérat de papiers, livre blanc à écrire, livre concept, livre mental, livre vierge.
Les outils, interfaces entre matière et formes rêvées. Les formes et informes de l’invisible bousculent les frontières au sein du vivant.
Se décentrer, ne plus se situer à l’extérieur des choses, c’est ce dont témoignent des outils très anciens, ou certains ornements architecturaux choisis avec soin dans certaines collections muséales locales. La prise en compte de ce local contribue à faire en sorte que cette exposition allie, dans ce qu’elle raconte, l’universel et le proche, les dimensions historiques immédiatement palpables dans l’environnement culturel proche. Ainsi, la série de pics en silex retrouvés à Spiennes. La patience qu’il a fallu pour façonner ces morceaux de pierre par éclats successifs, le temps et la concentration nécessaires à leur donner forme utile pour des usages précis, peuvent correspondre à un geste magique par lequel l’humain cherche à transférer dans la matière les formes nées en lui. Ces formes peuvent sembler jaillies de l’intériorité de l’homme, advenir depuis ses entrailles. Il les a sculptées, à tâtons, en même temps qu’il imaginait ce dont il avait besoin comme outil. Il leur a donné forme et volume avec ses mains, dans ses mains. Comme tout outil, ils sont le prolongement de ses membres, ce sont des prothèses et, à ce titre, autant outil externe que prolongement interne de l’organisme humain. Arnaud Sprimont crée de petits sculptures en résine à partir d’images microscopiques notamment des micro-organismes qui peuplent le microbiote (flore intestinale) et dont les origines, pour certains, sont contemporains des débuts de la vie sur terre. Ce sont des formes qui ressemblent à des morceaux de coraux, des champignons, des coquilles d’animaux excentriques, des formes hybrides, épatantes et imaginatives, telles qu’on en rencontre dans le monde végétal, animal et minéral et, pourtant, il s’agit tout aussi bien d’infimes éléments de ce qui vit en nous, de ce qui nous rend vivants. L’infiniment petit, indétectable à l’œil nu, se matérialise, la frontière entre le perceptible et l’imperceptible est franchie. La profusion de formes et d’informes, orphelines ou conjuguées, soudain livrées à l’expérience esthétique, pose à nouveaux frais la question du beau et des frontières entre tout ce qui participe à la nature et aux formes culturelles qu’elle inspire..
Sur la trace d’une multiplicité de temps et d’expériences.
Et tout cela – dans les divers cabinets dédiés chacun à une thématique –, selon des temporalités différentes. Chaque objet dans sa vitrine, recueilli dans la nature, produit par l’art ou l’artisanat, éléments archéologiques et fragments de folklore, parle d’espace et de temps individués, différenciés, la convergence de ces différences correspondant à l’hétérogénéité d’aujourd’hui, de ce que le présent a accumulé et sédimenté dans sa mémoire incommensurable. Les différentes pendules renvoyant à des époques distinctes, les sabliers arythmiques de Mehdi-Georges Lahlou, les statues funéraires, les vestiges de cimetières, l’évocation des vanités, les temporalités foisonnent, divergent. Mais surtout, il y a cette grande horloge filmée, où des ouvriers ratissent inlassablement une profusion de déchets, les sculptant en duo d’aiguilles, une grande et une petite, indiquant le passage des heures, une sorte de compte à rebours haletant au cœur de notre société grande productrice de biens éphémères, superflus, jetables, grande adoratrice de l’obsolescence programmée. Le reste non recyclable de la société de consommation épouse le temps qu’il reste à vivre à la surface d’une planète épuisée par l’exploitation humaine.
L’œil dans la main. La main dans l’œil. Nouvelle nervologie.
La scénographie joue sur la pénombre matricielle et le contraste avec les hublots lumineux qui font de chaque cabinet un phare qui aimante les curiosités. Chaque objet est singulier, absolument, isolé, monde en lui-même. En même temps, il est en correspondance avec tous les autres. Ils se font signes. Il y a un sens. On tourne autour de chaque cabinet et de ses résonances.. Mais sans cesse on a envie de revenir en arrière, repasser, multiplier les frayages entre tout ce que montrent les vitrines, essayer des zigzags, des courbes, des transversales, envisager d’autres façons de relier ce qui est rassemblé là, issu de savoirs très différents. Normatifs, transgressifs, matérialistes, poétiques. Prendre en mains son regard, ce que fait littéralement Marion Auburtin avec ses Démons, moulage de sa main, fermée, d’où jaillit un œil, frais vivant, disponible, image forte qui renvoie à l’interpénétration de tous les sens, la main voit, l’œil touche, ensemble ils accèdent à des perceptions inédites, imprévisibles.
C’est une exposition qui soigne, indique de multiples voies pour s’extraire de la relation instrumentale à la nature, qui laisse entendre par où contribuer à une éthique de la Terre. Et au final, le Memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir ») bascule en « souviens-toi que tu dois (encore) naître ».
Pierre Hemptinne
Lectures :
- Serge Audier, L’Âge productiviste, hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Éditions La découverte 2019
- David Gé Bartoli, Sophie Gosselin, Le Toucher du monde. Techniques du naturer, Éditions Dehors 2019
Memento Mons - Cabinets de curiosités
Jusqu'au dimanche 26 Janvier 2020
BAM - Beaux-Arts Mons
Rue Neuve 8
7000 Mons