MER. Paper Kunsthalle : le livre d’art comme lieu d’exposition
Développé
dans les années 1970 par l’artiste américain Brian O’Doherty, le concept White
Cube avance l’idée qu’un espace d’exposition se doit idéalement de rester
neutre, sans mise en forme préalable. Des murs dépourvus de couleur sont une définition minimale pour un
Cube Blanc qui, support silencieux, ne demande qu’à s’effacer pour remplir au mieux sa mission. Un cadre ostentatoire, apparent
ou chargé d’histoire (tel que, par exemple, le Louvre) distrait le visiteur, rentre en concurrence
avec l’œuvre et l'empêche d’atteindre sa pleine mesure. Ce principe, depuis
DADA, pourrait également prévaloir dans l’édition d’art. Il est au centre du
travail de Luc Derycke.
À l’instar de la galerie, le livre est un rassemblement motivé d’objets. Sans doute ces sortes de rencontres que constituent les scénographies demandent-elles des dispositions d’accueil, des capacités d’écoute et d’adaptation toujours renouvelées. Mais une telle souplesse est-elle seulement recherchée lorsque le soin de l’apparence confine au souci de se vendre comme une marque ? Soumis à des impératifs commerciaux communs, livres et galeries sont les uns comme les autres vecteurs d’intentions qui les apparentent à des média de masse. La puissance de questionnement qui anime MER. Paper Kunsthalle s’adosse à un refus obstiné de ces pratiques qui visent à proposer aux œuvres des structures anonymes à la rentabilité calculée.
Différents segments d’une vie s’assemblent dans la maison d'un éditeur. Né à Coxyde dans une modeste pension de famille, Luc Derycke devient très tôt le spectateur pensif du théâtre de la vie mondaine. Les grands hôtels de la Côte, avec leurs noms gonflés de rêves, figurent un point de ralliement rapidement accessible pour les vacanciers heureux de bénéficier de congés payés. Comme aujourd’hui, les francophones viennent en masse. À propos de cette communauté linguistique, lorsque Luc émet l’hypothèse que, de par sa culture propre, elle témoigne d’une certaine affinité pour les abstractions du langage, là où les Flamands entretiennent, d’après lui, un rapport plus étroit avec la matière, aimant le contact de la fibre intime des choses, c’est avant toute chose parce que l'éditeur déplore la scission communautaire belge, laquelle prive désormais le pays du beau dialogue au travers duquel des citoyens de cultures voisines pourraient se révéler complémentaires.
Dans le courant
des années 1980, Luc s’installe à Gand pour étudier l’art. Il rejoint ensuite la maison Imschoot avant de s’apercevoir qu’il ne
souhaite pas poursuivre dans cette direction. Le design graphique lui ouvre une
voie nettement plus en phase avec ses convictions. À la diffusion de l'art vivant envisagé comme une somme d'expériences uniques, il se consacre au travers d’un réseau constitué
de professionnels et d’amateurs rencontrés au fil de ses voyages.
En tout état de cause les artistes eux-mêmes finissent par le convaincre de reconsidérer le fait de publier des livres. Cette
fois, c'est en se préservant de tout intérêt étranger à celui de l’artiste et
de son œuvre qu'il fonde une ASBL. Maison d’édition indépendante, MER. voit le jour
en 2005.
Organiquement liée au Studio Luc Derycke, qui, pour une grande part, se charge de la mise en forme de ses productions, MER. compte désormais dans son activité diverses branches solidaires mais distinctes. Une même philosophie marquée par la volonté d’accueillir individuellement des approches singulières irrigue AudioMER, label discographique, AsaMER, collection de monographies, AraMER, segment dédié à la recherche et MediuMER centré sur les cultures urbaines.
Le travail curatorial que représente MER Station, cinquième branche de l’arbre MER, offre à Luc Derycke l’opportunité de mettre son questionnement autour du livre à l’épreuve de la salle d’exposition. Cet objet inclassable coincé entre l’œuvre d’art et le document qu’est le livre d’artiste invite à une mise en abyme au terme de laquelle l’espace de la galerie et celui du livre pourraient avoir élucidé leurs différences. Evidemment, si tel était le cas, ce ne serait pour Luc Derycke qu’un nouveau point de départ, une limite à déplacer. « Le livre en puissance réclame d’être ouvert pour s’activer » lit-on dans le fascicule qui accompagne l’exposition Published by. Ce différentiel fondé sur un autre rapport au temps et à l’espace gagne à être mis à plat, pour générer, peut-être, un nouveau rapport à l’œuvre.
Catherine De Poortere
Burgstraat 18L
9000 Gent
MER. n’est donc pas juste un
éditeur de livres d’art. Fondé en
2008 par Jeroen Wille (graphiste, typographe) et Wouter Vanhaelemeesch (dessinateur
– il a signé les pochettes des premières références du label –, musicien sous
le nom d’Urpf Lanze et depuis quelques années programmateur musical au Vooruit), le label audioMER a sorti à ce jour une petite vingtaine de disques faisant la part
belle aux guitaristes et autres pinceurs de cordes (James Blackshaw, Jozef van
Wissem, Cian Nugent, Mauro Pawlowski, Loren Connors, Alan Licht, Che Chen,
etc.) et aux connections avec la Los Angeles Free Music Society. Sans oublier
une série de musiciens locaux se faufilant dans les tunnels secrets reliant
musique classique et expérimentation : la chanteuse et compositrice,
enseignante, collaboratrice de Jos van Immerseel et « rebelle punk retro
kitsch » Mireille Capelle ou le pianiste et déconstructeur de pianos
Frederik Croene par exemple. (Philippe Delvosalle)
Cet article fait partie du dossier Gand.
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