Merci, Julos
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La bienveillance révélée
C’était au début des années 70, un des premiers concerts auquel j’assistais. Peut-être le tout premier. Je découvrais ce que signifiait écouter du chant et de la musique vivante, en direct. Julos Beaucarne dans la cour de l’Athénée de Namur. Je n’avais qu’une vague idée de qui était Beaucarne. Je sortis de là sur un nuage. Bien entendu, j’avais retenu l’une ou l’autre mélodie à fredonner, l’une ou l’autre image verbale si inspirante, mais l’enchantement était beaucoup plus large.
D’être resté là, à écouter, rêvasser, parfois distrait, parfois emporté, j’en sortais avec une attention stimulée à tout ce qui me reliais au vivant, aux invisibles connexions qui donnent du sens à ce que l’on ressent, et tout ce qui m’avait traversé l’esprit durant le concert donnait envie de chanter intérieurement les liens nourriciers du vivant. L’impression d’avoir joui d’une hospitalité réparatrice. Avec une légère ivresse inattendue de décentrement qui faisait un effet de nouveauté, de révélation.
Non, l’humain n’est pas au centre de tout et, si Julos était bien la vedette d’où rayonnait tout le dispositif du récital, ce qu’il chantait, ses mots, ses musiques le replaçaient comme simple élément dans un grand tout. Il avait une présence très physique, on ne pouvait pas le louper, à la manière d’un paysan bien campé sur la terre, avec une appréciation très matérielle – matérialiste – des événements, des contingences, des filiations. De cet ancrage terrien, faisant contraste, il exaltait les fragilités, comme pour les répertorier afin de les protéger, il offrait des errances éoliennes, affectait les explorations éthérées. Mais jamais ne plantait un quelconque drapeau de propriété ou de possession.
Peines ou plaisirs, l’amour était toujours fait de troubles, de « pertes de moyens », de mystères féconds qui font voir l’imperceptible et entendre l’inouï. Prosodie aérienne et rocailleuse.
Sources poétiques
Dans un monde capitaliste, où ce qui compte est de dominer, exaltant le principe de la compétition, il a toujours indiqué la voie de l’humilité comme force. Il faut, à cet égard, écouter comment il chante Verlaine, « Green », sans esbrouffe ni emphase, tout simplement. Ca coule de source, on en oublie que c’est du Verlaine, il s’oublie dans le texte, il en épouse musicalité et métaphores, mais ça ne devient pas du Beaucarne. Grâce à cette simplicité magistrale de l’interprétation, cheminant avec les mots de Verlaine comme on se parle au creux d’un chemin, le poème frappe au cœur, luit et chante en chacun-e de nous, intérieurement, dès lors qu’il est accueilli et résonne au sein d’une sensibilité individuée. Ainsi opère la contagion poétique.
Si cet exemple rappelle combien il était chez lui, dans la voix poétique du monde, soucieux des héritages et transmissions spirituelles qui forment écosystème, il n’en a jamais fait quelque chose de sacré. Il fallait rendre possible l’extase, les moments de grâce poétique, mais sans aliénation. C’est tout le jeu savoureux qu’il restitue avec le poème de Lamartine où, au pathos, s’agrègent de plus en plus de contingences qui viennent à l’esprit du récitant, détricotant les vers, mais par-là, ne faisant rien d’autre que montrer comment un poème est une pierre jetée dans l’eau, déclenchant à la surface un réseau de cercles concentriques. Le prosaïque et le poétique tricotés ensemble pour entretenir le possible enchantement des choses simples. C’est là que se tisse la délicatesse qui caractérise l’entièreté de sa création.
L’ancrage galactique et politique
Les hommages ont encore souligné sa gentillesse et sa bienveillance, qualités que l’on cultive peu sous l’ère néolibérale et qui peuvent le faire apparaître comme appartenant à des temps très anciens, voire perdus ! Mais il ne faudrait pas oublier sa fermeté, en tout cas celle de son analyse du monde que tisse l’ensemble de ses œuvres. L’ancrage terrien et le récit des interdépendances territorialisées, avec leur mémoire des choses, des bêtes et des plantes, avec leurs rites et leur rythmes déclinés dans le folklore. Sans verser dans la nostalgie conservatrice ni l’exaltation frelatée du terroir.
Il rappelait à travers ce registre wallon qu’à travers ces rituels et traditions « se produit quelque chose qui ne dépend pas des hommes, mais auquel les hommes doivent être attentifs et que la mémoire du groupe doit conserver dans ses archives. » (J.C. Cavallin). C’était tout de même contre la mondialisation telle qu’elle s’est mise en place comme synchronisation planétaire des temporalités sensibles et culturelles, continuation de la marchandisation des biens matériels dans le domaine des biens immatériels.
Il n’en perdait pas de vue pour autant les importances géopolitiques, en témoigne la cinglante « Lettre à Kissinger », ni la prédominance aveugle des logiques de l’audimat, « Miss Univers ». Et ses dimensions galactiques, son « front de libération des arbres fruitiers », ses bricolages pagodes, ce n’était quand même rien d’autre qu'un cri d’alarme contre une politique économique détruisant la niche écologique de l’humain. A-t-il été entendu par ces politiques qui saluent la disparition d’un des plus grands artistes belges !?
Précurseur, bienfaiteur de l’humain et du non-humain
De même que le travail conséquent de Serge Audier (*) sur la généalogie de la pensée écologique conduit à rendre improbable le « on ne pouvait pas savoir », les chansons, les poèmes, les images de Beaucarne constituent un univers qui invite, en douceur, mais sans ambiguïté, à une bifurcation radicale. Il ne s’agit pas d’œuvres alignées, juxtaposées, mais formant toute une écologie de l’imaginaire. On souligne beaucoup que l’impuissance sociétale à mettre en place les mesures correspondant à la crise climatique ne pourra se résoudre que par l’émergence de nouveaux récits, de nouvelles ressources d’imagination.
Quand on fera la généalogie de ces nouveaux récits qui auront guidé l’humain vers un autre mode d’existence au sein du vivant, Julos y occupera une place importante. Il a été un précurseur de que l’on appelle aujourd’hui « écopoétique », bâtisseur d’une écologie du récit différente, toujours bienveillante mais indiquant un changement de cap radical. On n’a pas fini de le remercier.
[Pierre Hemptinne]
Dans les collections, un documentaire : L’air de Julos
Dans les collections, la discographie complète, CD et microsillons
(*) Serge Audier, « La société écologique et ses ennemis », La Découverte