Les métiers cachés de l'art numérique (3) : cartooniste
- Thierry Moutoy (PointCulture) : Tu es cartooniste pour, entre autres, La Libre Belgique et le Soir. Peux-tu nous résumer ton parcours ?
- Vincent Dubois : J'ai commencé lors de mon service civil chez Amnesty International (1994), qui m'a permis de faire des cartoons dans le magazine des jeunes. Dans le cas du dessin de presse, je me suis présenté au Soir Magazine, puis au magazine Athena (de la Région wallonne) et, de fil en aiguille, à La Libre en 2002, au Soir en 2013 et à L'Écho ! J'ai entretemps perdu des clients (L'Écho en 2019, alors que j'avais commencé, en 2012 avec six dessins par semaine – un manque énorme !), des magazines se sont arrêtés… et j'ai pris des voies supplémentaires qui se sont offertes à moi (illustration, dessin d'entreprise, facilitation graphique, pré-animation également, etc.)
- Comment et depuis quand le numérique a transformé ton métier ? Quels outils utilises-tu ?
- Depuis 1999, lors de l'achat de mon premier Mac. Je n'y connaissais rien, et regardais l'informatique de haut. C'est lorsque je me suis rendu compte du potentiel qu'elle pouvait me donner dans sa réactivité, sa créativité, que j'ai foncé. Mais surtout, du "train à prendre" dans la réalité de l’époque : je me disais que c'était l'outil non pas du futur mais du présent à venir : je ne pouvais pas rater ce momentum. J'ai mouillé la chemise pendant un an. Un an de douleur et de frustration à apprendre l'outil. Ou les outils, car il y a aussi les programmes ! Ça m'a à l'époque permis de décoller économiquement face aux diverses demandes qui se proposaient à moi.
Les outils sont aujourd'hui bien sûr l'incontournable Photoshop et la tablette-écran Wacom Cintiq. J'ai abandonné le papier-pinceau-pigment liner (et chiures de gommes !) pour le tout-numérique.
Le dessin ou illustration de presse doit aller souvent vite : j'ai donc sauté les étapes techniques, notamment du crayonné, de l'encrage et du scan du dessin papier. Le temps ainsi gagné est mis à profit pour soigner l'illustration elle-même dans ses couleurs, ses effets, ses dégradés afin de l'enrichir esthétiquement. — Vincent Dubois
De plus, les journaux me demandent parfois des adaptations : des dessins dont on peut extraire des parties pour des pages intérieures, des dessins adaptés au format papier et web : tout cela nécessite de penser le dessin à l'avance et de préparer les parties détachables afin de gagner du temps – impensable en version papier…
- En dehors de ton travail, quel est ton rapport à l'art numérique ?
- Un rapport imbriqué car je reste attentif à son évolution, qui est très rapide. Nous sommes dans une société "liquide" : tout va vite, tout change, tout se remplace, tout se dématérialise, nous fuit entre les doigts. Je dois donc être à la fois à l'écoute et me préparer si je veux continuer ou prendre des distances ou au contraire m'impliquer encore plus. Cela induit de maîtriser d'abord et de gérer ensuite l'utilisation par rapport à moi-même.
J'ai par exemple pris de la distance avec la musique dématérialisée, mais je n'ai pas tout rejeté : si j'ai stoppé assez vite les achats sur iTunes, je suis par exemple un grand consommateur de Spotify, pour les découvertes mais aussi pour son accès incroyable à (presque) tout.
La musique, ce n'est pas que du son, c'est aussi une identité visuelle : une pochette, une couleur, des écrits. Et la vignette iTunes et le pdf n'arrivent pas à pallier le manque de cette « liquéfaction » de l'objet. Je suis donc retourné au CD (neufs et beaucoup d'occasion) et dans une certaine mesure au disque vinyle. Mais je ne rejette pas le numérique car il me permet d'avoir accès à ce qui est indisponible en version physique. — V. D.
Je peux donc ainsi acheter, sur Bandcamp par exemple, l’œuvre d'un groupe unique, dans de bonnes conditions audio, et dont je ferai un CD ensuite. La copie d'un CD vierge me frustre, car il n'a pas de vie : je dis que c'est un CD aveugle !… Mais c'est mieux que rien !
Parce que la musique s'écoute sur une chaine stéréo de qualité : pas sur un ordinateur et encore moins une boombox.
- Est-ce que la diffusion plus massive de tes dessins via internet et les réseaux sociaux change ta façon d'aborder un thème ? Est-ce que tu t'autocensures ?
- Je n'oublie jamais que je dessine pour quelqu'un et que celui-ci véhicule lui-même l'idée d'un autre quelqu'un. Je suis un relais, pas un artiste qui s'exprime en son nom et qui parle de "son" avis : en tant que dessinateur pour un médium, il y a toujours une ligne éditoriale. Il faut dès lors distinguer le dessin censuré du dessin refusé : le refusé peut avoir des raisons très souvent pertinentes de la part du journaliste, du chef de rubrique, du picture editor ou du client par exemple : il faut coller à ses attentes, à ses envies, et être précis dans le message véhiculé. Les rares cas de refus ont été (à mon humble avis) toujours sensés, et la correction rendait le dessin meilleur.
J'ai eu deux ou trois cas de "censure" proprement dite : cela vient alors clairement « freiner » le propos, l'essence même de l'idée. J'ai eu le cas avec l'ouverture du procès Dutroux (l'arrière de la tête de Dutroux qui s'ouvrait comme la cache de la cave – anecdote amusante : quelques années plus tard, je resservis l'idée avec les cas de pédophilie dans l'Église… et il est passé, rien ne se perd ! ) et avec deux articles d'opinion sur La Palestine/Israël, toujours hautement touchy. Mais la collaboration avec le journaliste fut impériale : on a réussi, à quatre mains (ou à deux têtes !) non pas à arrondir les angles mais à adapter le visuel pour le rendre pérenne, comme si c'était le premier jet. Il n'était pas trop déforcé par rapport au premier. Je dirais que c'est le jeu. Après, j'ai bien eu (une ou deux fois pas plus) des cas de remarques de lecteurs, notamment à La Libre, mais le journaliste ne m'a pas informé de la remarque révoltée de la personne, il m'a dit que le dessin, en rapport avec le texte d'opinion, était parfait et que je n'avais pas besoin de savoir ça, au risque que cela modifie ma manière de créer une idée.
Mais bon, si j'ai été peu censuré, c'est aussi parce que je suis trop gentil. Un jour, ça me perdra !
Sur les réseaux sociaux, je suis conscient que je suis dans un hall où tout se croise : le meilleur et le pire. Ce que je montre de moi est une vitrine de ce que je veux bien montrer, mais surtout, qui sera vue par des personnes qui auront leur avis comme arme de dialogue. Même et surtout si ils n'y connaissent rien et ne veulent rien savoir. J'ai déjà eu quelques (rares) remarques sur tel ou tel dessin ou sur des « avis » personnels notamment sur [le principe de] Viva for Life, et le dialogue est extrêmement complexe voire impossible, j'ai l'impression qu'on parle par talkie-walkie : l'un parle puis l'autre, à chaque fois à lui-même. L'un a son idée, puis l'autre. Par écrit, on est dans la dichotomie de l'échange aveugle. Et c'est encore pire maintenant. Je laisse glisser. Quand je veux parler d'un sujet précis qui appelle au débat contradictoire, c'est au Bar du Matin (à Saint-Gilles), ou autour de ma table. Jamais via des posts sur Internet.
Je n'échange qu'avec un cercle d'amies et d'amis assez restreint. De toute façon, avec moins de 500 connexions, ma visibilité reste presque confidentielle. Et ça me va très bien comme cela : mes connexions mélangent amis et clients, journalistes. Cela montre aussi, je pense, une certaine respectabilité que je garde en milieu public. Elle me permet d'échanger, de montrer, (de socialiser aussi !) et m'a déjà permis de décrocher quelques jolies petites commandes !
Le réseau social est ce qu'on en fait : il est donc à votre image, de ce que voulez socialiser, tant en termes de personnes que d'idées.
Le site de Vince
Propos recueillis par e-mail par Thierry Moutoy en janvier 2021.
Dessins de Vincent Dubois.