Michel Agier : L'Étranger qui vient
Sommaire
Un détour par l’histoire de l’hospitalité
Sous son apparence de simplicité, le titre L’Étranger qui vient interpelle. S’il vient, c’est qu’il n’est pas encore là, pas encore identifié, c’est l’annonce d’un événement futur auquel se préparer, cela signifie que tout ce qui a déjà été dit, écrit, rabâché à propos de l’étranger a vocation à être repris, repensé à nouveaux frais. C’est quelque chose de neuf à quoi nous devons faire face et que balise le sous-titre : Repenser l’hospitalité.
Michel Agier commence par rappeler les bases historiques de l’hospitalité, en évoquant quelques principes de la société grecque, les rituels tels que décrits notamment dans l’Odyssée, mais aussi les dispositifs d’accueil qu’il a étudiés auprès de certaines sociétés africaines. Ces détours permettent de vérifier que l’hospitalité était pensée et ancrée dans le corps social, cela faisait partie de la culture dominante, des principes structurant une communauté. Il rappelle un épisode plus récent de histoire intellectuelle, celui d’un débat sur les questions d’hospitalité, lancé par Derrida et son approche d’une hospitalité « sans condition »., en référence au statut de l’étranger. C’était dans les années 1990. Il lui était opposé une conception de l’hospitalité comme expérience impliquant les deux parties, et que les individus étaient définis par cette relation d’hospitalité, pas par leur essence d’étranger. « Il n’est pas hôte parce qu’il est étranger, mais parce qu’il est accueilli » et que c’est pour cela que le même mot, « hôte », désigne la personne qui accueille, celle qui est accueillie ».
L’hospitalité, acte militant, mouvement social
Aujourd’hui, face au flux migratoire, la pratique de l’hospitalité relève d’un acte militant, d’un engagement contre une évolution qui fait de l’hospitalité une « affaire d’État », « remplacée par les droits de l’asile et du réfugié. » Avec, dans les faits, un détournement de sens magistral.
L’État-nation a intégré l’asile, mais il a intégré ce droit d’asile dans les politiques de contrôle des frontières, des territoires et des circulations. Le mot "asile" est encore employé avec un double sens : donner asile ou enfermer dans un asile. Dans cette terminologie et dans ces politiques, nous avons perdu la trace de l’hospitalité. Au contraire, "l’hospitalité publique" s’est dissoute dans les politiques de "contrôles migratoires" — Michel Agier, "L'Étranger qui vient" p.50
Selon l’auteur, les formes de solidarité et d’hospitalité dont font preuve de nombreux citoyen·ne·s relève d’un véritable « mouvement social ». Il ne s’agit pas d’une addition d’initiatives individuelles. Le rôle des associations est présenté comme indispensable pour procurer un cadre fonctionnel à ces actes de solidarité et combler le vide provoqué par l’individualisation croissante des modes de vie et le désengagement des pouvoirs publics. C’est un véritable travail de gestion et d’intermédiation que produit le milieu associatif. La fragilité de ces usages est aussi clairement explicité. La fatigue des familles accueillantes, celle des hébergés contraints sans cesse de « faire connaissance » avec de nouveaux hébergeurs, recommencer le même récit de leur parcours, l’épuisement des travailleurs sociaux, rappellent que c’est du lourd, et donne la mesure de la pression exercée par les pouvoirs pour empêcher l’accueil et l’hébergement dignes.
Si tout est bloqué au niveau des États-nations, obnubilés par la fermeture des frontières, c’est dans des villes et des villages que s’inventent des nouvelles formes d’hospitalité qui se mettent en réseau.
En 2017, un réseau d'associations a diffusé une carte de France représentant "Mille initiatives citoyennes de solidarité avec les migrants", dont 200 collectifs ou associations agissant pour leur hébergement. De même un 'réseau des élus hospitaliers' existe dans le Nord de la France depuis 2012. Il est à l’origine de la création en 2018 d’une association nationale des villes accueillantes. — Michel Agier, "L'Étranger qui vient" p.68
C’est dans ces expériences qu’il faut aller chercher les éléments pour sortir de la « crise migratoire » par le haut. À l’opposé d’une « politique de l’hostilité » et une stratégie du bidonville et du ghetto qui engendrent « la tendance, on le voit dans de nombreux pays à travers le monde, [qui] consiste à laisser les migrants les plus précaires s’installer près des citadins les plus pauvres et marginaux du point de vue de l’intégration urbaine, plus généralement du point de vue du droit à la ville. Cette convergence des précarités n’est sans doute pas ce que peut ambitionner une utopie de « ville accueillante », mais c’est pourtant le processus qu’on observe en Europe, dans les pays où l’intervention publique pour l’accueil des migrants est minimale. Des squats de migrants se retrouvent ainsi officiellement tolérés tout près de logements sociaux, au risque de redoubler l’exclusion à la fois des nouveaux migrants et des quartiers populaires où ils sont, d’autorité, placés. » (p.79) Comment mieux démontrer la volonté de laisser pourrir la situation ? Avec des exemples concrets, des observations de terrain et un appareil conceptuel simple et rigoureux, l’auteur explique comment fonctionne la confrontation « commune hospitalière versus État hostile ».
Mobilité, libre circulation, cosmopolitisme, la Terre comme bien commun
C’est à partir de la notion de cosmopolitisme, dont il retrace l’histoire et les évolutions, que Michel Agier pose la base « d’un commun » entre notre expérience du monde et celles des migrants. En se tournant vers les Lumières et la façon dont Kant, notamment, a formulé le droit de libre circulation, « en vertu du droit de la commune possession de la surface de la Terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini, mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit ». Aujourd’hui, le péril de la crise climatique, la perspective d’une sixième grande extinction des espèces, confère à cette proclamation « d’une commune possession », une toute autre dimension.
La découverte de l’unicité écologique de la Terre, de notre interdépendance et de notre responsabilité collective, peut à nouveau, et différemment de l’époque des Lumières, donner à notre époque la tâche de la traduire dans une unicité politique. — Michel Agier, "L'Étranger qui vient" p.91
Le cosmopolitisme, avec la mondialisation, a été, à juste titre mais non sans caricature, associé au « monde des experts internationaux, technocrates, leaders et créateurs d’images qui parlent du monde, de la globalisation, et qui circulent vite, de manière fluide, d’un lieu à un autre de la planète. » (p.103) Apparaît alors un conflit entre la désirabilité d’un certain type de mobilité, celle-là, symbole de la réussite de la globalisation et l’autre, réprimée, celle des migrant-e-s. Pourtant, les enjeux du futur de la vie humaine sur Terre devraient nous inciter à forger une autre connaissance du monde, en tirant parti de tous les savoirs qui circulent avec ces gens qui ne cessent de franchir les frontières en tous genres. « Quels que soient leur lieu de naissance, la langue qu’ils parlent ou leur couleur de peau, tous sont des singularités. Ils viennent avec des stocks culturels uniques et provisoires, issus d’apprentissages et d’assemblages, et produisent de nouvelles combinaisons culturelles en situation, que seul l’ethnologue aura éventuellement l’envie de décrire comme un tout, prenant la liberté intellectuelle de déterminer les limites de cette totalité signifiante. » (p.108) La politique de contrôle migratoire, avec fermeture des frontières, humiliation, dissuasion, enfermement, expulsion, nous prive de la constitution d’une culture-monde indispensable et en quoi consisterait une nouvelle approche du cosmopolitisme. « Plusieurs travaux de sciences sociales ont montré, depuis une vingtaine d’années, ce qu’on pourrait appeler la centralité de la migration pour comprendre l’évolution du monde en général. » (p.105) A partir de là, Michel Agier déploie un concept de « cosmopolitisme ordinaire », qui nous concerne tous, activant un concept de frontière au « sens large et anthropologique, qui dépasse de beaucoup la définition stato-nationale et géopolitique. » Il en appelle à prendre en considération, à apprendre ensemble de toutes les pratiques situationnelles des frontières, « tout ce qui, à un moment et en un lieu donnés, sépare, distingue et met en relation à la fois, dans un regard réciproque, dans un conflit et dans les tentatives de traduction et de compréhension réciproque. » (p.105)
Les migrations ne font que commencer. Elles devraient stimuler de nouvelles cultures, de nouveaux savoirs sur le monde, pour l’habiter autrement, et répondre aux menaces sur notre biosphère.
Ce cosmopolitisme qui fait travailler le franchissement des frontières situationnelles, où se jouent les relations entre individus et où ils jouent leur place dans le monde, nous ramène à la figure de l’étranger. Franchir une frontière, c’est devenir étranger ailleurs, ou stimuler un registre expérientiel de l’étrange.
Dans un cadre de plus en plus souvent cosmopolite où chacun se trouve impliqué, le partage entre l’étrangeté et la familiarité représente une épreuve habituelle. Des "situations de contacts" étudiées par les ethnologues à l’époque coloniale, on est passé aujourd’hui, dans le monde de la globalisation, à une progressive généralisation des situations de frontières. C’est comme si l’on était toujours en train de découvrir quelque chose qui nous est étrange, quelqu’un qui nous est étranger. — Michel Agier, "L'Étranger qui vient" p.126
Cette implication de tous dans l’expérience de l’étrange et de l’étranger, implication qui devient une caractéristique quotidienne de nos existences mondialisées, empêche d’assigner tel ou tel au rôle d’intrus, d’étranger. Cela rend impossible de penser et agir en fonction d’identités culturelles essentialisées. Selon une certaine typologie de l’étranger basée sur « l’extériorité, l’extranéité, l’étrangeté » renvoyant à trois types de frontières, « géographique, sociopolitique, culturelle », il est possible de mesurer le degré de différenciation et d’étrangeté véhiculé par tout un chacun. Selon l’intensité et la nature de cette différenciation, on sera proche ou éloigné de l’idéal de vie moderne, on jouira plus ou moins des droits fondamentaux et civiques, on bénéficiera plus ou moins de la reconnaissance culturelle. Tout en restant dans le même monde commun. Aujourd’hui, l’étranger qui vient, et qui devrait stimuler les processus d’un savoir commun sur le monde, grâce à la libre circulation des individus, de leurs singularités et de leurs cultures, est bloqué, condamné à rester dans un état prolongé de « désidentification », de négation de son être, enfermé dans la frontière même. « C’est un étranger en général, anonyme, sans aucune caractérisation possible, qui descend vers le néant. » (p.131)
Comme le rappelle Michel Augier, les migrations, telles qu’elles affolent les pouvoirs politiques en place, est un phénomène récent. Ça ne fait que commencer. La folie du contrôle, fermer les frontières, protéger les « identités culturelles », ne résoudra rien. Au contraire, elle empêche de trouver les solutions et d’écrire ensemble la nouvelle « histoire d’un monde mobile ».
Pierre Hemptinne
Michel Agier sera ce vendredi 11 octobre 2019 à La Bellone à Bruxelles dans le cadre des trois journées Habiter l'exil :