Mijade, un éditeur de livres pour enfants à Namur
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« — Elle offre un moyen sûr de renouer avec cette sorte d’abandon qui rend le rapport au monde si désirable chez l'enfant. — »
Des livres — pour enfants ?
Tout petit, l’enfant aime tester la résistance du papier contre ses mâchoires, il s’en délecte mélangé à de la salive. Identifiant certaines formes il s’exclame, rit et, le doigt écrasé contre la page, se met en bouche quelques morceaux de vocabulaire naissant.
Le livre devient un ami, c’est un doudou, compagnon des nuits et des promenades. Doudou, il est légion et il est unique, absolument nécessaire et glorieux. Monde dans le monde dont il ne se distingue pas. Les personnages, le décor, les éléments d’intrigue, le contexte extérieur, la voix qui raconte : une même plénitude les embrasse, une même radicale ferveur les possède.
Les qualités d'une écriture, d'un trait ou d'une mise en
couleurs comme la justesse d'un propos sont des aspects du livre qui ressortent peu
à peu lorsque celui-ci change de statut. Défini comme objet, support de
fiction, il attire, rebute, parle ou ne parle pas. Le lecteur qui, sans doute,
n’est plus un enfant, perd la capacité d’en jouir comme d'un être dont il se sentirait compris.
Et pourtant… Mise au rebut, serrée dans des cartons, silencieuse et patiente, la littérature enfantine conserve, comme un secret bien gardé, un peu de ses anciens pouvoirs. Fût-ce par les mécanismes primitifs qu’elle réveille au seuil de la mémoire, elle offre un moyen sûr de renouer avec cette sorte d’abandon qui rend le rapport au monde si désirable chez les plus jeunes.
Sait-on jamais ce qu’un
enfant a dans la tête ? On sait en revanche que le temps finit par nous mettre à distance des bibliothèques. La quantité de livres en attente d'être lus nous rend fous quand elle ne nous décourage pas d'aller vers eux. Ces vastes pans de bibliothèque abandonnés, des chemins moins régressifs peuvent encore nous y conduire. Ainsi par exemple du goût pour l’illustration – dessin, couleur, matière – qui anime Mijade.
Et d'abord, d'où vient ce nom, Mijade ? Simplement d'un acronyme familial : MIchel (le "père" fondateur des éditions), Jordan (son fils), Aline (sa fille) DEmeulenaere.
La chenille qui fait des trous : itinéraire de l'éditeur
Éditeur, Michel Demeulenaere a toujours désiré l’être, par goût pour une bande-dessinée "faite main".
Libraire à Louvain-la-Neuve dans les années 1980, il monte une première maison, Les Éditions du Miroir. Si lourde s'avère l’économie de la BD que l'entreprise doit être cédée aux Humanoïdes associés... L’ouverture d’une seconde librairie à Namur offre à Michel
l’occasion de revoir ses positions. À la faveur d’une collaboration avec L’École des loisirs, il
découvre un univers où le dessin, également mis à l’honneur, bénéficie d’une
plus grande souplesse structurelle. La chenille Mijade peut commencer sa mue : de librairie elle deviendra bientôt maison d'édition à part entière.
La littérature jeunesse présente quelques points faibles qui ne demandent
qu’à être résolus. En France par exemple, il existe très peu de fonds de
catalogue. Les livres font l’objet d’une première publication, à la rigueur d’une
seconde, et c’est tout. Une fois épuisés des succès de librairie deviennent
introuvables. Ainsi de La
Chenille qui fait des trous, une création d’Eric Carle publiée pour la première
fois aux Etats-Unis en 1969. Des années plus tard, Nathan abandonne les droits
pour la version française. Dans la foulée, Mijade reprend le flambeau, geste
fondateur aux sources d’une politique de réédition qui, couplée à de nombreux
échanges avec l’étranger, assure désormais la prospérité de la maison. Dans la
collection « Les Petits Mijade », on
trouve des classiques tels que La
Coccinelle mal lunée (1977), L’Ile
aux lapins (1977), Ours brun dis-moi
(1967), Trois souris peintres (1989)
et bien d’autres encore. Un catalogue de pépites qui ne cesse d’augmenter du fait de la part active que prennent des enseignants et des bibliothécaires dans le
signalement de titres épuisés.
Je dirais même plus
Au cœur de la politique éditoriale de Mijade, il y a
donc aussi des rapports étroits noués avec des pays plus ou moins lointains. De
la Flandre à la Chine en passant par la Russie, les traductions, dans les deux
sens de l’importation et de l’exportation, confèrent une ampleur rafraîchissante
au catalogue. Les foires de Francfort et de Bologne sont à cet égard des
plateformes de choix pour toucher une audience internationale. Michel va
jusqu’à imprimer lui-même les maquettes de ses livres en anglais pour promouvoir
les œuvres de ses auteurs. Cette politique de diffusion permet
à une entreprise de taille moyenne de survivre sur un petit marché. En outre, cela renvoie l’image d’une maison stylée, image que Michel n’a pas eu forcément
conscience de construire. Conforme au cahier des
charges initial, l'élégance et le caractère intemporel des productions Mijade reflètent, aujourd'hui encore, l’attachement
de la maison pour les outils et techniques d’illustration classiques (crayon,
gouache, aquarelle).
Si le marché du livre pour enfants affiche une relative stabilité, le nombre des publications dans ce secteur (comme dans celui de la BD) ne cesse
lui de croître. La France, on l’a vu, ne s'engage pas à proprement parler dans une véritable politique des
auteurs. Publier moins mais mieux, c'est en revanche le fait des Américains. Mises en concurrence, les productions françaises ont une durée de vie en rayon très éphémère. Cette situation met les éditeurs au défi
de défendre leurs auteurs, de leur assurer un minimum de visibilité dans les librairies comme auprès des
enseignants. Réalisé en collaboration avec trois autres éditeurs complices (défendant une ligne éditoriale de qualité), le semestriel
Je dirais même plus tente de proposer une solution au problème. Plus qu'un simple outil promotionnel, ce tout nouveau magazine se donne l'ambition de grandir et de mettre en exergue une information de qualité. Outre un choix argumenté parmi les parutions récentes, le premier numéro offre une belle variété d'interviews, des encadrés historiques et quelques coups d'éclairage sur les catalogues.
La défense des techniques traditionnelles de dessin et de coloriage fait-elle de Mijade un îlot de résistance contre les injonctions d'une époque qui, il y a quelques années, aurait scellé le sort du livre ? Qu'on ne se méprenne pas. Mijade n'est pas non plus sans tirer un certain bénéfice des innovations technologiques. Ainsi, la numérisation permet à une équipe d’à peine six personnes de prendre en charge la
totalité de la chaîne de production jusqu’à l’impression. Pour le reste, avec le
rachat de NordSud France, ZoneJ et Memor et par là une extension au domaine de
la littérature pour adolescents, le développement de Mijade ne pourrait pas donner tort à la radicalité de ses partis-pris esthétiques. D'abord parce que les liseuses n'ont pas eu le succès escompté. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le livre papier n'est pas un objet devenu obsolète. Le fait est que le livre numérique n'a rien pour convaincre un public fatigué des écrans. Les parents, quant à eux, sont dépassés voire, écœurés, par l’attraction inexorable que les tablettes et les smartphones exercent sur
leurs enfants. Dans le monde du tout-numérique, ces charmants ouvrages d’encre et de
papier qui gardent dans leur maladresse même la trace de la main artiste font
soudain figure d’aimables contrepoisons.
Il n’y a donc pas d’âge pour venir à eux, seulement des affinités c’est-à-dire, d’innombrables voies d’accès. Parmi elles, le désir de combler un enfant pourrait signifier, plus largement, se combler, soi. Une disposition particulière que ces livres réveillent et généralisent à d'autres livres, à tous les livres qu'on peut aimer.
Catherine De Poortere
Éditions Mijade
Rue de l'Ouvrage 18
5000 Namur
Crédits photos :
bandeau : illustration de Guy Servais - copyright Mijade 2018
photos : Catherine De Poortere / PointCulture
Cet article fait partie du dossier Namur.
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