Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | focus

Millenium : le documentaire, sport de combat

Too Beautiful - Our Right To Fight - (c) Maceo Frost - festival Millenium.jpg
Interview avec Zlatina Rousseva, réalisatrice et productrice et cofondatrice, directrice artistique et coprogrammatrice du festival de documentaires engagés Millenium (dont la 11e édition se déroulera du 22 au 30 mars à Bruxelles). Explication passionnée des raisons d'être d'un festival et coups de cœur dans la programmation.

Sommaire

Présentation - Origines

visuel Millenium 2019.jpg

- Pouvez-vous présenter le festival Millenium à un public qui ne le connaitrait pas ? On en est à la 11e édition, et vous étiez là dès le début, je crois… Le nom du festival est-il lié aux « Objectifs du millénaire » ?

Zlatina Rousseva - festival Millenium.jpg

- Zlatina Rousseva : Nous avons créé ce festival pour trois raisons principales :

La première, c’est que nous sommes des documentaristes nous-mêmes, liés à une maison de production que nous avons fondée il y a trente ans. Comme documentaristes indépendants, nous avons filmé un peu partout dans le monde. Nous avons travaillé pendant de nombreuses années avec Médecins sans frontières pour couvrir leurs missions. On a connu sur le terrain la réalité des famines, des guerres, des campagnes de vaccination, etc. Ça nous a marqués profondément.

Quand on voit ces réalités de ses propres yeux, c’est quelque chose qu’on ne peut pas oublier. Quand on se réunissait avec des gens qui revenaient du Rwanda ou de Bosnie, on était tous marqués par cette réalité et par un besoin de témoigner. Ça nous a conditionnés — Zlatina Rousseva

Deuxièmement, on trouvait que le documentaire n’avait pas assez de visibilité. À partir du milieu des années 1980, le documentaire à commencer à disparaître des chaines de télévision ou à être envoyé vers les cases les plus lointaines et tardives des grilles de programmation… Sur Antenne 2/France 2, il y avait une émission au nom éloquent : « La 25e heure » ! Dans ce contexte, on se disait que si on ne réagissait pas, le documentaire allait disparaître. Il fallait faire quelque chose. Réaliser des documentaires qui allaient rester dans des armoires, cela n’avait pas de sens ! Avec Lubomir Guéorgiev, quand on se rendait dans les festivals de professionnels, on trouvait que cela n’avait pas beaucoup de sens non plus. Au bout de trois ou quatre festivals, on avait l’impression de rencontrer toujours les mêmes personnes ! On se disait qu’on devait travailler pour toucher le public, un autre public. C’était notre approche dès le tout début du festival : créer un festival pour le public, lui amener des films de qualité.

Un troisième aspect est en effet lié à la fois à l’état du monde tel que nous l’avions observé sur le terrain et aux Objectifs du millénaire (193 chefs d’État qui se sont réunis en l’an 2000 et ont signé une sorte de charte sur huit grands problèmes du monde, avec l’engagement – très optimiste – de les résoudre pour 2015). Une première remarque : la culture et le droit à la culture ne faisaient pas partie de ces objectifs. Deuxième remarque : comme on travaillait régulièrement avec les Nations unies pour tourner de petits spots institutionnels, à un certain moment nous avons dû leur dire que ça ne fonctionnait pas, que personne ne savait ce qu’étaient les Objectifs du millénaire. Les objectifs ne devaient pas être ceux des institutions mais les nôtres, vu qu’ils nous concernent tous. Mais les gens n’en étaient pas conscients. Lubomir Guéorgiev et moi, nous nous disions qu’il fallait informer les gens pour qu’ils s’approprient ces objectifs et pour susciter une vraie réflexion sur « Vers où allons-nous, » et « Comment pouvons-nous agir en tant que citoyens ».

On a voulu que le festival soit un lieu de rencontre et de débat entre les artistes (qui aujourd’hui portent les témoignages les plus forts sur la réalité), des décideurs (qui souvent ne connaissaient pas ces réalités) et un public de citoyens. Bruxelles, à la fois ville d’institutions internationales et ville de migrations, représentait un lieu stratégique pour faire se croiser tous ces gens. — Zlatina Rousseva

Avant le festival, on a eu pendant deux ans un cinéclub (à l’Espace Jacqmotte et au cinéma Vendôme) qui nous a révélé à quel point il était important de réunir différents publics qui discutent. C’est de ce lieu de rencontre que le festival Millenium est né, avec un petit soutien des Nations unies et un autre de la Coopération belge au développement… Dès le début, on a réuni des films du monde entier autour des thématiques de l’environnement, des droits de l’homme, des droits des femmes et des enfants, du droit à un travail décent, du droit aux soins de santé… Des films contre les inégalités et l’exploitation aussi, des films qui réagissaient contre le néocolonialisme et l’enrichissement des multinationales, qui cumulent de plus en plus de richesses… Tels étaient les objectifs et les grands thèmes du festival.

Mais on ne voulait sélectionner et projeter que des films de qualité…

Personnages forts et dramaturgie construite

- Quand vous parlez de « films de qualité », qu’entendez-vous exactement ? À partir des objectifs que vous venez de décrire, quels sont vos critères de sélection ? Que recherchez vous, dans les films que vous visionnez, en termes de langage cinématographique ? Par rapport à plusieurs films qui traitent de sujets comparables, qu’est-ce qui va faire que certains vous parlent plus que d’autres et se retrouvent in fine dans la programmation ?

- Zlatina Rousseva : La sélection devient de plus en plus difficile parce qu’on reçoit de plus en plus de films : 160 la première année, puis 200, 300… 600… Puis, depuis quatre ans, plus de 1 000. Chaque année, ça augmente ! Parfois, il est plus simple de trouver sa sélection parmi 160 films que parmi 1 600. Or, le nombre de films que nous projetons reste, lui, quasi identique.

Pour nous, les sujets comptent mais nous ne choisissons que des films qui, à nos yeux, ont une valeur cinématographique, c’est-à-dire des personnages forts, un sens de l’histoire, de la dramaturgie, une vraie réflexion de cinéaste, un engagement, une recherche, une continuité entre l’évolution du personnage et l’exploration du sujet qui offre au film une bonne construction (l’exposition, la catharsis…), etc. Un peu « les règles de l’art », en somme…

- Ne le prenez pas mal – ce n’est pas un jugement – mais j’ai un peu l’impression que ces critères sont ceux du cinéma « tout court », donc majoritairement ceux du cinéma de fiction : la narration, la construction des personnages, etc. Est-ce qu’il y a aussi des spécificités liées au documentaire, qui ne sont pas des critères habituellement appliqués aux fictions ?

- Zlatina Rousseva : Pour le moment, on parle de plus en plus des liens entre cinéma de fiction et cinéma documentaire parce que le documentaire a énormément évolué pendant les vingt – et surtout les dix – dernières années. D’abord via les changements de la technologie (caméra, prise de son, etc.). Ensuite, parce que le documentaire reste un art assez unique dans le fait d’observer, pendant souvent très longtemps, une réalité du terrain. Les documentaristes sont souvent des gens assez obsessionnels qui prennent beaucoup de risques, au niveau personnel, humain mais aussi artistique ou financier.

Dans ce contexte, je crois qu’il est important aujourd’hui d’avoir des exigences de qualité dans le documentaire. D’abord, parce que les techniques plus légères permettent aux cinéastes d’être plus proches des personnages et de ne pas se limiter à des interviews, par exemple. Mais aussi, de réfléchir à la construction parce que le documentaire est aussi un film… et une forme d’art.

Les mêmes critères ne peuvent bien sûr pas s’appliquer à tous les documentaires que nous visionnons. Des films comme Generation Wealth (Lauren Greenfield) ou The Cleaners (Moritz Riesewieck et Hans Block) n’ont pas à proprement parler une « grande histoire » très dramatique mais ils ont des personnages forts, un suivi, une évolution psychologique des personnages.

On évite de prendre des films que j’appelle « bien-pensants ». Les thèmes que nous avons choisis comme bases du festival, il y a onze ans, sont aujourd’hui à la mode. Depuis quatre ou cinq ans, des films reviennent avec les mêmes intervenants, les mêmes témoignages. En les visionnant, j’ai parfois l’impression de les avoir déjà vus auparavant… Et souvent, en mieux ! Juste témoigner ne suffit pas. Il faut offrir quelque chose de plus aux spectateurs, un point de vue personnel, un témoignage plus profond, de quoi les toucher émotionnellement, plus de nourriture pour alimenter la réflexion.

Après, il y a aussi des films pour lesquels on peut pardonner un tournage au smartphone ou une image moins soignée parce qu’on sait qu’ils ne pouvaient pas être tournés autrement…

Dans « documentaire », il y a « document »… Quand le document est très fort, je m’en fous de comment il a été filmé. Le fait qu’il ait été tourné, qu’il réussisse à nous plonger dans la situation et qu’il dépasse quand même la simple captation brute peut suffire à me faire sélectionner un film. Notre festival n’est pas puriste !

Cinq films de femmes qui s’imposent

- Zlatina Rousseva : Certaines années, on veut traiter un sujet mais on ne trouve pas les bons films, les œuvres marquantes. Cette année, avec les films sur les femmes, c’est l’inverse qui s’est passé. Le sujet est revenu en force dans la programmation, il s’est presque imposé à nous alors que nous nous étions dit que nous n’allions pas y consacrer un panorama spécifique, tant le sujet avait été beaucoup débattu un peu partout ces dernières années. Mais les films en ont décidé autrement ! Nous avons vu – et donc, bien sûr, programmé – des films avec des personnages féminins vraiment exceptionnels. De toute l’existence du festival, nous avons peut-être cette année les films les plus forts et les plus intéressants sur les femmes.

Parmi ces films, il y a le film d’ouverture et le film de clôture, de remise des prix. Souvent, nous cherchons des personnages qui se retrouvent dans des situations extrêmes qui révèlent leur caractère. Les gens qui arrivent à surmonter de tels obstacles, c’est dramaturgiquement très fort pour les films qui leur sont consacrés mais ça donne aussi de l’énergie aux spectateurs, parce qu’ils jouent le rôle d’exemples…

Il y a le film d’ouverture Too Beautiful – Our Right To Fight (Maceo Frost) sur une boxeuse à Cuba qui, à l’origine, est presque une enfant des rues, qui fuit sa famille où sont commis des abus sexuels, commence à faire de la boxe pour sauver son frère de la « jungle » de la vie en rue… Puis, elle se découvre une passion pour la boxe et un talent extraordinaire pour ce sport. À Cuba, les femmes ne peuvent pas monter sur le ring et ne peuvent pas devenir boxeuses professionnelles, mais elle s’entraine quand même cinq heures par jour, depuis vingt ans ! On dit qu’elle est sans doute la meilleure boxeuse du monde mais elle ne peut pas participer à des compétitions. D’une grande générosité, porteuse d’un grand amour, elle continue, à côté de son rôle de mère, à défendre les autres femmes et à les aider elles aussi à se forger une identité forte. C’est tout ce parcours qui fait la force du film !

Le second film, c’est On Her Shoulders (Alexandria Bombach) sur Nadia Murad, jeune fille yézidi peu scolarisée d’un petit village d’Irak qui rêvait de devenir coiffeuse. À un moment, sa vie bascule parce que son village est attaqué par Daesh et que, comme toutes les femmes, elle est réduite à l’esclavage sexuel le plus horrible. Dans un premier temps, elle ne réfléchit pas : elle refuse par exemple de se convertir à l’islam, même si ça la condamne à terme à la mort de la part de ses ravisseurs. Puis, elle s’enfuit une première fois, puis une seconde, ce qui, normalement, devrait aussi lui coûter la vie… mais une porte s’ouvre et une main amicale l’accueille et lui permet de fuir. Cette jeune fille se retrouve dans un camp de réfugiés, décide de témoigner et entame un parcours vertigineux jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir mondial (Nations unies, Parlement européen, etc.) pour défendre la cause des femmes. Il y a des moments très touchants dans le film où on la voit toute petite, toute jeune, toute frêle arriver à parler aux télévisions du monde entier de ce qu’elle a vécu, avec émotion et en trouvant les bons mots. Elle arrive à toucher tous ces gens bien endurcis en leur disant « Nous aussi, nous avons le droit de vivre »…

Puis, il y a le film A Thousand Girls Like Me sur une jeune femme en Afghanistan qui, après avoir subi des abus sexuels de la part de son père, se révolte en ayant contre elle la famille, le pouvoir, la société tout entière. Dans un pays où les femmes adultères peuvent être lapidées, elle se dresse contre tout le monde en affirmant elle aussi qu’elle est elle-même, qu’elle est femme et qu’elle a des droits !

Le quatrième film, Women With Golden Earrings (Reza Farahmand), concerne Noor Al-Helli, une petite femme journaliste [je dis « petite » parce qu’elle est vraiment petite mais aussi parce que, comme les autres femmes dont je viens de parler, elle ne se voit pas elle-même comme une héroïne] qui laisse ses cinq enfants à la maison et part travailler comme reporter de guerre parce qu’on y a tué son frère. C’est un film sur le travail de journaliste mais aussi sur le devoir, le sacrifice et les risques qu’on est prêt à prendre pour défendre une cause.

Il y a même un cinquième film, dans une tout autre situation : L’Œil du tigre (Raphaël Pfeiffer) à propos d’une femme qui a rêvé toute sa vie de pratiquer un art martial vietnamien, qui perd la vue mais qui décide quand même de réaliser son projet de vie, au-delà des barrières de son handicap…

Nouveaux regards, films-ovnis et citoyens numériques

- Pour revenir aux questions des rapports entre les sujets et le langage cinématographique, est-ce que la section « Nouveaux regards » vise à permettre d’aussi rendre compte d’autres manières d’aborder le réel, de proposer des formes peut-être plus jeunes ou plus fragiles ?

- Zlatina Rousseva : On a toujours une catégorie qu’on appelle entre nous les « films-ovnis ». Ce sont des œuvres qui nous séduisent par leur réalisation, leur beauté… Mais ce sont aussi souvent des films un peu compliqués à communiquer auprès du public parce qu’ils sont un peu perdus dans le programme. Par ex., un film comme Summa (Andrei Kutsila) est un de ces films qui risquent de passer inaperçus parce qu’il s’agit juste d’un moment de bonheur, d’un moment de relation humaine entre deux artistes, entre un maître et une élève… on n’y retrouve pas ce message direct qu’il y a dans beaucoup d’autres films de la programmation. Mais, à la base nous sommes cinéastes et amoureux du cinéma et on prend ce genre de films parce qu’on les aime !

Les « Nouveaux regards », ce sont des découvertes (d’un pays, d’un sujet) ou une nouvelle manière de regarder (par exemple cette très grande intimité du film que je viens de citer)… ou des films quasi bibliques comme Welcome to Sodom (Christian Krönes et Florian Weigensamer) qui, via la plus grande décharge électronique du monde, met à nu un des enfers de notre société ! Ou In the Desert – Avidan’s Dream (Avner Faingulernt) dans lequel le cinéaste renouvelle l’approche du conflit israélo-palestinien en filmant deux familles, l’une israélienne, l’autre palestinienne, qui vivent face à face sur deux collines dans le désert. C’est un film qui entre profondément dans leurs vies, leurs mentalités, mais sans porter de jugement… On sort de tous les « films de la haine » qu’on vus sur ce sujet précédemment. Toutes ces nouvelles approches se retrouvent aussi dans le festival.

- Puis, il y a la section « Digital Citizens »…

- Zlatina Rousseva : On suit la question du numérique depuis au moins quatre éditions mais en cherchant toujours le débat, le dialogue – et une certaine mise en garde. Si cette année le grand grand thème du festival c’est la consommation, il est clair pour nous que la consommation numérique en fait bien évidemment partie. En tant que créateurs et programmateurs, ces questions nous préoccupent. Un film comme The Cleaners (Moritz Riesewieck et Hans Block) est assez exceptionnel parce qu’il remet en question tout ce qui tourne autour de la censure et de l’impact qu’a la vision des images les plus choquantes d’Internet sur les gens qui sont payés pour les trier et donc pour les regarder. Mais aussi l’impact de ces images sur nous tous, sur la société. Lubomir Guéorgiev et moi nous venons d’un pays totalitaire [NDLR : La Bulgarie communiste] et nous sommes dès lors très sensibles à toutes les dérives totalitaires de la société ainsi qu’à l’idée de dépendance et d’esclavage volontaire.

Interview et retranscription : Philippe Delvosalle
Mars 2019


visuel Millenium 2019.jpg

La 11e édition du festival Millenium se déroule dans 5 salles du centre de Bruxelles
du vendredi 22 mars au samedi 30 mars 2019

Classé dans

En lien