Mon père, ce robot ?
Sommaire
En somme, plutôt que l’intelligence de la machine, notre véritable ennemi ne serait-il pas la bêtise humaine ? — Extrait du programme.
Proliférations
Il faut imaginer la maison du Livre comme une plateforme, un point de rencontre entre des choses de différente nature et dont le rapprochement, tout sauf arbitraire, intrigue. D’abord, exposition oblige, une collection d'objets : des automates, des sculptures, des romans, des magazines, des vitrines, une prothèse de bras d'un modèle déjà ancien, un piano accueillant au clavier le squelette d'un mystérieux animal. Du concret donc. À côté, dedans comme dehors : des pistes de pensées, un parcours réflexif. Amorce d’un foisonnement.
Car ce ne sont pas seulement les cartels (argumentés, pas trop envahissants), mais aussi une ligne du temps, mêlant, non sans une dose d’espièglerie, l’histoire technologique de l'humanité avec celle de ses œuvres spéculatives, une « chronologie forcément subjective » parcourant avec la grâce d’une équilibriste en état d’ébriété, on y reviendra, les branches d’un arbre plusieurs fois millénaire. Ce sont encore de nombreux documents - osera-t-on le jeu de mots : des portraits robots ? -, reproductions de peintures, couvertures de livres, gravures, photographies, certaines renvoyant à des cas bien réels (par exemple les visuels issus de The alternative limb project, vaste entreprise d’esthétisation des prothèses), d’autres, telle MondialeTM de Beb-deum, n'illustrant à ce jour qu'un fantasme). Et si certaines de ces images manquent aujourd'hui de nous surprendre malgré leur malaisante étrangeté, c'est que nous avons pu en apercevoir quelques-unes à BozarLab cet été à l'occasion de The Art of Difference, une exposition sur le handicap dont nous avions rendu compte en ces pages.
S’ouvrant à des collaborations extérieures, la Maison du Livre présente également un riche programme de conférences, tables rondes, ateliers, cinéma, spectacle vivant…
Rétro-futurisme
Et parce qu'il n'y a pas de discours sur le futur sans son lot de prophéties, clin d’œil à la presse qui raffole de ce type de déclarations, les murs de l'association arborent un petit échantillonnage non dénué d'humour :
Lorsque vous parlerez à un humain en 2035, vous parlerez à un humain qui est une combinaison d’intelligence biologique et non biologique — Raymond C. Kurzweil, auteur, ingénieur, chercheur, et futurologue américain.
Ce qu’on découvre dans la grande salle de la Maison du Livre, c’est donc la base, l’aire de lancement d’une vertigineuse programmation. Car pour fêter ses 20 ans, l’asbl logée au deuxième étage de la bibliothèque communale de St Gilles a résolu de se montrer généreuse, c’est-à-dire, de faire voir – c’est sa vocation – à quel point la culture peut l’être, généreuse, la culture ou quelque nom qu’on veuille donner à autant de siècles d’aventures intellectuelles, manuelles, de rêves et d’inventions. Tout cela dans une optique clairement définie, celle de convoquer futur et passé en un même endroit, littéralement entre quatre murs, non pas pour juger, comparer, trier le vrai du faux, mais dans le seul but de parler, et surtout de faire parler, le présent.
L'enfer n'est pas les autres
Il y a un effet poétique certain dans cet agencement bricolé à la fortune du lieu. Si, d'un même fil, la ligne du temps relie la Vénus de Hohle Fels sculptée dans de l'ivoire de mammouth, la Galatée de Pygmalion et les Dix Livres de la chirurgie avec le magasin des instruments nécessaires à icelle, ouvrage rédigé par Ambroise Paré (aka le père de la chirurgie moderne), si elle mentionne Descartes avant La Mettrie sans craindre que l’impopularité de ces personnages n'offense la sensibilité actuelle, si elle n’omet pas de citer l’insubmersible « turc mécanique » qui berna tant de beau monde, et hèle, allons-y, Frankenstein, Pinocchio, l’Eve Future, le Golem, les cyborgs et les androïdes, ainsi que, dans la foulée, plusieurs cuvées de transhumanistes pas tous si déments que cela, au fond, c’est dans cette euphorie bien pardonnable qu'une entreprise de collection a le chic de susciter en nous quand elle réveille notre mémoire affective.
Dans le mouvement qui nous entraîne vers une résolution poétique de la question de l’intelligence artificielle, la nature indécidable des objets exposés, sculptures, robots, automates, marionnettes joue un rôle fondamental. Objets d’art ou technologies ? Créatures ou créations ? Être ou chose ? Ami, ennemi ? Masculin, féminin ? Leur force de persuasion est de mettre en doute les catégories de notre propre existence. Les squelettes-musiciens animés par Cendres la Rouge n’évoquent-ils pas davantage la vie que la mort et davantage l'énergie de la matière que les grincements d'une vieille mécanique ? Par leur dissonance comme par leur harmonie, ce dont témoignent ces êtres singuliers, tous héritiers d'Odradek lequel, né sous la plume de Franz Kafka, préfigure d'une certaine façon les créatures issues du travail des artistes belges Go Jeunejean, et Johan Muyle ou celles du créateur pluridisciplinaire français Philippe Boisnard, c’est à quel point et à quelle distance de nous-mêmes une vision purement exploratrice peut nous emporter. Dans l’appréhension d’un problème, ce mouvement est vital.
Il est un fait que les frontières entre la créature et le créateur tendent à s’effacer. Les robots ressemblent de plus en plus à la représentation que nous avons de nous-mêmes tandis que nous craignons de moins en moins de nous adjoindre des dispositifs étrangers et de renoncer au lien sacré qui nous confine dans notre espèce. Les neuro-scientifiques sont nombreux à parler de l’effet miroir dont la recherche nous permet de bénéficier. Que la création d'un double nous donne accès à une meilleure compréhension de nous-mêmes, voilà le côté narcissique de l’intelligence artificielle. C’est dire que la recherche dans ce domaine témoigne encore d'un attachement profond à l'anthropocentrisme faisant prévaloir le point de vue humain sur celui (supposé ou non) du robot entendu comme une altérité. Dès lors, si l'acte du démiurge sans cesse nous renvoie à ce questionnement infini sur ce que nous sommes, sur ce qui constitue notre identité, accordons à ce problème toute l'amplitude qu'il mérite, celle que, du reste, lui impose déjà, non pas l’avenir, mais le temps présent.
— L’homme est cette liberté insaisissable à l’œuvre dans le monde matériel et qui se sert de la technique pour s’émanciper toujours davantage des limites que lui impose le monde physique dont son corps, avec tous ses organes, fait partie. — Gilbert Hottois, "De la Renaissance à la Posmodernité."
Texte et photos : Catherine De Poortere
Renseignements pratiques
24-28 rue de Rome - 1060 Saint-Gilles
Mon père, ce robot ?
Jusqu'au 31/01/19
Entrée libre pendant les heures d'ouverture de la bibliothèque.