Monnaie occupée, Still Standing For Culture : quelques nouvelles d'un monde culturel qui étouffe
Sommaire
Bezet La Monnaie occupée
Reliés par la rue Neuve, grande rue commerçante tournant à plein régime malgré la crise, deux grands théâtres bruxellois, fermés eux, sont aujourd’hui occupés pour protester contre l’inégalité de traitement entre le secteur culturel et le secteur marchand. — Benoit Deuxant
Le Théâtre national a été investi par une action spontanée, soutenue par la direction. L’Opéra de la Monnaie est dans une situation plus complexe. Depuis la fin mars, un collectif rassemblant une vingtaine de jeunes artistes et étudiants en art s’est organisé sous le nom de Bezet La Monnaie occupée pour proposer une manifestation similaire à la direction de l’institution. Après un refus de celle-ci, un compromis a été trouvé qui a permis l’occupation du hall du bâtiment pour deux semaines. Une série d’activités ont alors été organisées, dont des « publieke tribunes » quotidiennes faisant intervenir, dans les deux langues, des acteurs du secteur culturel mais aussi d’autres secteurs touchés par la crise sanitaire et délaissés par les autorités. Ces moments de paroles, accompagnés de performances, se sont poursuivis durant tout cette période, malgré l’intervention de la police du 9 avril. Usant du prétexte détourné d’un concert durant lesquels des gens « auraient osé danser », celle-ci avait saisi le matériel technique du collectif, privant les interventions de leur amplification. L’occupation s’est toutefois poursuivie au-delà des deux semaines prévues, non plus dans le bâtiment mais sur le parvis, une forme de désobéissance civile pacifique qui continue à proposer parfois trente tribunes par jour, donnant la parole aux secteurs et personnes précarisés par la crise. Le collectif a obtenu de rencontrer plusieurs représentants du gouvernement, mais jusqu’ici celui-ci n’a donné aucun signe d’accéder aux revendications du secteur culturel. [BD]
Kanal-Centre Pompidou, le 24 avril 2021 : Myriam Van Imschoot et le YouYou group
L’artiste bruxelloise Myriam Van Imschoot travaille depuis de nombreuses années sur les modes de communication à longue distance, les cris, le yodel, les signes de la main, les cris d’oiseaux. Elle décline ses explorations sonores à travers des installations, des vidéos, des ateliers et des performances, seule ou dans divers ensembles qu’elle a mis sur pied. Parmi les multiples projets qu’elle a développés, YOUYOUYOU est consacré aux youyous, les trilles suraigus appelés zagharit en arabe, qui sont utilisés à travers l’Afrique du Nord et l’Asie de l’Ouest pour manifester collectivement la joie, l’émotion mais aussi parfois la colère. Avec une troupe de femmes, elle a composé une pièce qu’elle définit comme un long « sanglot collectif en crescendo ». À l’invitation du Kanal-Centre Pompidou, elle a présenté cette pièce le 24 avril dans un dispositif particulier. Un groupe de 18 chanteuses, rassemblées en deux cercles, se produisait à l’intérieur de l’ancien showroom, séparé du public par les vitrines. Celui-ci, éparpillé sur le trottoir ou la pelouse centrale, profitait du chant qui lui parvenait à travers les fenêtres ouvertes à l’étage. Le dispositif donnait à la composition, déjà impressionnante en elle-même, un aspect spectral, proche des micropolyphonies de György Ligeti. Tirant parti de cette mise en place particulière répondant aux réglementations anti-covid, l’évènement est devenu une performance dans la performance, un happening qui transformait l’espace, et particulièrement l’espace sonore, du square Sainctelette en un lieu bigarré, partagé entre le trafic, le public venu en nombre, et le son fantomatique des youyous. Tandis que la circulation se poursuivait sur le boulevard et que les automobilistes passaient, coupés du son par leur habitacle, la pièce montait jusqu’à couvrir, en son point d’orgue, le vacarme de la ville. [BD]
Centre culturel de Huy, le 1er mai 2021 : Musée du spectacle vivant et Bernard Massuir
2051. Un témoignage retrouvé trente ans après la visite d’un musée du spectacle vivant dans l’ancienne cité perdue de Huy :
… Il s’agissait bien d’une visite de musée. Justine, directrice devenue guide pour une journée, mit tout son cœur et son talent pour nous sensibiliser et nous informer de ce qu’était auparavant un « centre culturel ».
Passés au gabarit et à la désinfection totale du corps, la quinzaine de visiteurs reçurent un billet (ça servait de droit d’entrée) ainsi qu’un exemplaire d’une publication mort-née en vrai papier, avant que les autres ne passent à la broyeuse. Justine nous introduisit dans les couloirs du temps, nous montrant des photos anciennes où des gens en transe se tenaient à moins d’un mètre, sans masque, et semblaient exprimer de la joie (sans doute un sentiment existant à l’époque). Au détour d’un coin sombre, une ancêtre pleurait le temps passé.
Tout se déroulait pour le mieux quand soudain, nous débouchâmes dans une « salle ». Elle était vide, ce qui est la norme actuellement. À notre étonnement d’y voir des fauteuils archaïques d’un rouge flamboyant, s’ajouta celui de découvrir un être tout de blanc vêtu, immobile, à l’intérieur d’une fenêtre montée sur ce qu’on nommait une scène.
Puis la créature s’anima… Une mélodie sortit d’un strumstick électro-acoustique (sorte de mini-guitare triangulaire allongée, à trois cordes). Par un système de boucles sonores (appelé loop-station au XXIe siècle), la musique se répéta et le musicien y joignit sa voix, à la fois douce et syncopée, utilisant des phonèmes internationaux mais inconnus. Puis il opéra un salto vocal, son timbre résonnant à lui-même, et il nous transmit les battements de son chœur à plusieurs voies.
C’en était trop pour une journée. Un nouveau virus avait dû traverser notre masque de sang-froid. De visiteurs, nous devenions visités d’une sensation où coexistaient douleur et bonheur. Notre corps commençait à vibrer, notre cœur palpitait… Nous devînmes humains !
Quand nous descendîmes de ce temple de l’émotion, il était venu le temps de vivre… [DM]
Exposition (et performance) Extractions chez A Two Dogs Company
À Molenbeek, dans les ateliers de sa structure A Two Dogs Company, attenants à La Vallée, l’artiste multidisciplinaire Kris Verdonck (actif dans les arts plastiques, le théâtre, l’installation, la danse et l’architecture – personnellement, nous l’avions vu tirer un feu d’artifice dans une cage de verre à peine plus grande que lui lors de l’inauguration de Keramis à La Louvière, il nous avait – à dessein – endormi lors d’une performance théâtrale cherchant à emmener le public dans les zones frontières entre veille et sommeil –) propose l’exposition collective Extractions. De petite taille (souvent une qualité à mes yeux) mais d’une grande qualité, elle entend questionner « la destruction et l’aliénation des paysages ».
L’extraction des ressources nécessaires pour soutenir la consommation alimentaire et technologique génère une dégradation et une importante pollution de l’environnement dans le monde entier ; une détérioration qui incarne la ruine des rêves de progrès, le naufrage d’une consommation effrénée. — note d’intention de l’exposition
On peut y voir notamment DETAIL, de Kris Verdonck lui-même (un rocher de 650 kilos tournoyant lentement – quand le ciel n’est pas nuageux – mis en mouvement par un moteur alimenté en énergie solaire), les grandes photographies Mountain Studies prises au Congo par Léonoard Pongo et qui, en brouillant les pistes quant à leur échelle, quant à ce qui est représenté (entre macrophotographie et prises de vues aériennes ou distantes, entre gros plan de roche et montagne entière), gardent une part fascinante de mystère. Il y a aussi Gorodets de Valentina Stepanova et Niko Hafkenscheid, splendide petite projection vidéo sur un écran de sable, que nous sommes encouragés à explorer au moyen d’un pinceau à la recherche des traces de la disparition de milliers de villages fantômes des arrière-pays de la Russie.
Dans le contexte sanitaire et sa gestion par les autorités politiques, les expositions sont autorisées depuis pas mal de temps, au contraire du cinéma, des concerts, des arts de la scène. À la faveur de l’installation K, Kris Verdonck intègre à certains moments d’ouverture au public d’Extractions, un tout petit peu de théâtre. « Seul en socle » plutôt que « seul en scène », l’acteur de théâtre, de cinéma et de télévision Jeroen Van der Ven trône comme un objet inanimé au sommet d’un socle d’exposition d’environ trois mètres de haut, dans la pénombre, juste sous le plafond de la pièce. En poussant sur un bouton, le public – les enfants adorent ! – l’éclairent et le comédien s’anime, prend la parole, raconte de courts textes de Kafka (en anglais). De petits bouts de textes et d’histoires comme extraites de la mine d’inspiration inépuisable d’un grand auteur. Coincé sur sa colonne, les pieds ballants, tout le jeu du comédien passe par les mains, les expressions de visage et les tonalités de la voix. Une petite forme très touchante : comme souvent « less is more ». [PD]
‘Alas,’ said the mouse, ‘the whole world is growing smaller every day. At the beginning it was so big that I was afraid, I kept running and running, and I was glad when I saw walls far away to the right and left, but these long walls have narrowed so quickly that I am in the last chamber already, and there in the corner stands the trap that I must run into.’ ‘You only need to change your direction,’ said the cat, and ate it up.’ — Franz Kafka
Exposition Extractions encore visible jusqu’au dimanche 16 mai 2021 (Fermé les lundis)
(mais sans la performance K de Kris Verdonck / Jeroen Van der Ven)
A Two Dogs Company – 41 rue Adolphe Lavallée – 1080 Bruxelles
Centre culturel Bruegel : projection de Esprit bruxellois, es-tu là ? de Jean-Philippe Delobel
Dans le cadre informel de l’initiative Still Standing For Culture, le Centre culturel Bruegel assurait la projection d’un film documentaire collectif, fruit d’une collaboration entre Clara ASBL et l’Université populaire d’Anderlecht : « Esprit bruxellois, es-tu là ? ». PointCulture s’est entretenue avec Jean-Philippe Delobel, animateur-réalisateur… et instigateur du projet.
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Cinéma Le Palace, 1er mai 2021 : The Human Voice de Pedro Almodovar (2020)
Désir de transgression, contrecoup au manque ou popularité du cinéaste, le samedi 01 mai le Palace faisait salles combles avec la projection d’un film pas plus long qu’une trentaine de minutes, choix insolite même en ces temps de restriction. Peu importe le format, The Human Voice n’en est pas moins un film de cinéma, insiste Eric Franssen, directeur du Palace, et à ce titre, comme tant de films qui se languissent depuis des mois dans des cartons, il est destiné au grand écran. Est-ce pour cette raison que ce huis-clos intimiste tourné cet été, en pleine période de relâche – on s’en souvient, c’est à peine si on se souciait encore de porter un masque – , semble vouloir tout ignorer de l’état du monde et des ravages de la pandémie ? Les conditions sanitaires ont-elles influé sur la forme du film ? On ne saurait dire. Il est certain que la réclusion que s’inflige l’unique protagoniste (humaine) de ce court-métrage renvoie à l’actualité du confinement, mais les circonstances qui la conduisent à s’enfermer sont d’ordre intime, sans que, par ailleurs, aucun élément ne vienne appuyer l’hypothèse d’une métaphore.
L’intrigue minimale reprend celle d’une pièce de Cocteau créée à la Comédie française en 1930 et découverte par Almodovar dans l’adaptation qu’en a laissée Roberto Rossellini, (L’Amore, 1948). Une femme que son amant a quittée attend que ce dernier vienne reprendre ses affaires. Elle se figure ainsi le revoir une dernière fois, faire ses adieux… Au bout d’un temps infini, il téléphone. S’ensuit un ultime échange dont ne filtrent que ses propos à elle, tantôt implorants, tantôt cajoleurs, faussement magnanimes et raisonnables. Ce registre de l’abandon aussi dramatique qu’agaçant magnifie la version opératique du monologue écrite par Francis Poulenc en 1958.
Tandis que Cocteau, Rossellini et Poulenc excellent tous trois dans l’art du mélodrame, Almodovar se confronte à la trivialité de la rupture. À quoi bon essayer de retenir celui dont l’intérêt s’est éteint ? Dans sa propre répugnance à s’exposer au ridicule de ce que Stanley Cavell nomme « la protestation des larmes », l’amoureuse, ici incarnée avec malice par Tilda Swinton, n’est aucunement dupe de la vanité de sa situation et c’est sur le socle réflexif que s’installe une sorte de second degré qui lui tient lieu de profondeur.
Les artifices de la mise en scène confèrent-ils au chagrin une saveur plus moderne ? Certes, l’appartement luxueux dans lequel s’épuise l’amoureuse s’accorde à son métier et à son tempérament d’actrice. Ce décor que souligne encore le statut d’icône de la mode de Tilda Swinton apparaît aussi esthétique que commercial. Une telle ambiguïté pourrait avoir quelque chose de contemporain en effet, dans un matérialisme qui fétichise ses objets, d’art et de consommation. Dans le même ordre d’idées, l’actrice signifie clairement qu’elle a conscience de jouer un rôle : le fait de revisiter tous les stéréotypes de son genre la sauve du schéma victimaire de l’amoureuse délaissée. Mais au final, c’est du cinéma. Un cinéma refermé sur lui-même, qui se prend pour plus intelligent et plus beau que la vraie vie. La pandémie le montre bien, renvoyé à sa propre solitude, ce cinéma-là n’a pas beaucoup de prise sur le présent. [CDP]
Brass, Centre culturel de Forest, 3 mai 2021 : Canopée Improvisation Music Ensemble
La canopée est la strate supérieure d'une forêt, composée des feuillages directement exposés au rayonnement solaire. — définition, d'après Wikipedia
Le lundi 3 mai, une vingtaine d’auditrices et d’auditeurs (portant le masque, assis et séparés par la distance désormais bien connue d’un mètre cinquante) assistaient – plutôt ravis si on en croit les applaudissements bien nourris à la fin du concert – à la performance de C_îme, le Canopée Improvisation Music Ensemble.
Ce collectif rassemble d’habitude huit musiciennes (la saxophoniste Audrey Lauro étant absente pour ce concert, elles étaient donc sept cette fois-ci), que la présentation sur le site du Brass nous présente comme « issues de divers horizons ». Effectivement, en croisant ce que l’on sait du parcours des musiciennes que l’on connaissait déjà (la pianiste, claviériste et metteuse en vibration de pianos jouets et autres tiges métalliques Pak Yan Lau vient plutôt du monde des musiques improvisées ; la harpiste Léa Roger et la percussionniste et chanteuse Célia Jankowski évoluent généralement dans des circuits plus rock ; Pom Bouvier-b explore les territoires sonores entre expérimentation, musique électroacoustique et lutherie personnelle) et en découvrant, en rentrant chez nous, les activités de celles que nous avons découvertes lundi soir (la violoncelliste Hanna Kölbel et la violoniste Clara Levy, toutes deux plutôt spécialisées en musique classique contemporaine ; la vocaliste Ségolène Neyroud, qui explore avec autant de curiosité la chanson, la musique acousmatique que les projets en arts de la scène), cela donne un arbre aux racines partant dans de nombreuses directions !
Mais surtout – et c’est bien là le plus important – lorsque ces sept musiciennes se rencontrent, jouent ensemble, ces curriculum vitae quelque peu différents sont vite oubliés, leurs origines différentes nourrissent leur musique commune et ne la déforcent en rien. Dans un univers sonore où prédominent les cordes (harpe, violon, violoncelle, sorte de steel guitar de Pom Bouvier-b) et les petits objets, où certaines sources sonores sont clairement amplifiées et d’autres laissées à leur statut acoustique, les improvisatrices se trouvent souvent, tirent particulièrement bien parti des caractéristiques sonores de la très belle salle des machines de l’ancienne brasserie, explorent tantôt des univers où le percussif domine, tantôt des ambiances où les sons s’inscrivent dans une durée plus longue (drone, bourdon). Un très beau moment pour renouer avec ce que « dans le monde d’avant » nous allions écouter, voir et vivre plusieurs fois par semaine et dont nous avons été coupés pendant de nombreux mois : un concert. [PD]
Vidéo, non du concert de lundi dernier mais d'une résidence récente dans les mêmes lieux :
Catherine De Poortere, Benoit Deuxant, Philippe Delvosalle, Daniel Mousquet