À Mons, l'art nous prépare au déluge
Sommaire
« Enclencher la machine merveilleuse de l’envie d’imaginer, désir de croire en ce que l’art raconte. » — »
On entre dans la Salle Saint-Georges, et l’on peut avoir un sentiment de vide. « Oh, ce sera vite vu ! » Et puis, chaque œuvre se révèle fragment d’un monde en soi, très absorbante. Et l’on se demande alors si l’on aura le temps de vraiment tout voir (ou de tout voir vraiment), ici, dans cette salle de départ, et ensuite dans tous les lieux du parcours. Comment aborder autant de démarches créatrices qui, chacune individuellement, fabriquent des univers complexes, jamais clos, et qui, ici, dans le principe du parcours, inévitablement, vont se croiser, se répondre, se repousser, raconter ensemble ? Est-il possible d’embrasser la totalité des possibles voulus par les commissaires lorsqu’ils ont reçu les candidatures, regardé, examiné les propositions, sélectionné les projets en fonction des récits qu’ils avaient, intuitivement et empiriquement, envie d’installer dans la ville ? Certains parcourent la Salle Saint-Georges, carte à la main, font leur marché, décident ce qu’ils iront voir, sélectivement. D’autres s’élancent, cherchent à élaborer le trajet le plus rationnel, et se demandent néanmoins où « s’arrêter d’abord pour prendre un café ». Pas de soucis, plusieurs lieux participant au Parcours sont accueillants et bien pensés pour se désaltérer et se sustenter agréablement.
Survivre ou s'abandonner
Marie Cannella, Jimmy Ruf, Camille Totta, Stéphanie Kerckaert, Sophie Oldenhove, Alexandre Dufrasne, Melissa Rosingana, Lucas Leffler
Un premier fil conducteur était proposé aux artistes, celui
du « déluge ». Avant, pendant, après, le vrai, le faux, même
éventuellement la position « après nous le déluge ». Certains l’ont
traité explicitement. Pour d’autres, le lien thématique est plus lâche, simple
allusion affleurant dans des réalisations anciennes. Le mot clé, néanmoins,
permet une interprétation, offre une clé pour s’immiscer dans les narrations
proposées et les personnalités diversifiées des artistes.
Les photos de Marie Cannella, rougeoyantes, captent une nature comme on l’imagine, en arrêt, avant la catastrophe. Les feuillages, les lumières, les animaux, sentent, avant l’homme, l’imminence du danger. Jimmy Ruf fixe sur un couple se découpant sur un formidable brasier, ultime couchant ? Camille Totta présente un « simulateur de solution ». Le déluge qui vient dépasse tellement l’entendement humain qu’il vaut mieux réagir avec humour et dérision. Elle rassemble quelques objets de survie, qui probablement s’avèreront inopérants, et dessine, sur des carnets, des mots, des choses, qui peuvent aider un mental à parer à toute éventualité. (Au Carré des Arts, elle expose un travail autour de la silhouette d’une Vénus préhistorique.) La photo de Stéphanie Kerckaert, cadre sous un beau ciel azur, d’énormes fortifications, sans doute le genre de bunker que l’on rencontre près de la mer. Cette vague de béton, dense et compacte, mais que l’altération temporelle recouvre d’une impression presque fluide, de l’ordre du mirage, rappelle que les forteresses imprenables n’ont jamais fait barrage éternellement aux invasions. Elles seront balayées comme le reste. Le gisant de Sophie Oldenhove fait méditer sur l’homme nu, intact mais inerte, échoué, après déluge, est-ce une fin totale, l’attente d’une renaissance ? De quoi l’humain est-il l’enveloppe mystérieuse ? (Il résulte, aussi, des autres sculptures, exposées dans un jardin, rue des Compagnons, grandes ou petites, se balançant sur de hautes tiges de métal, fracturées, béantes, couturées. L’homme se casse lui-même et ne parviendra pas toujours à se réparer.) Une autre manière de le dire, sont les boucles animées d’Alexandre Dufrasne, un homme maison qui sans cesse se construit, sans cesse se lézarde, tombe en poussière. (A la Maison de la Laïcité, une autre boucle, un homme qui se rend invisible dès qu’il se touche, ne laissant subsister qu’un œil désincarné, ou des silhouettes qui partent en fumée.) Melissa Rosingana place une tôle froissée, entre deux eaux, suspendue en l’air comme un tapis volant. Elle interroge l’état de noyade. Le support métallique miroite, aveugle, comme les reflets sur l’eau, et est couvert d’une myriade de gouttes. L’âme n’est plus que cela, une surface de gouttes perdue, submergée parmi un ensemble de gouttes. (Dans la cave du MOC, c’est un travail sur la couleur rouge, rouge à ongle, déterminant féminin omniprésent dans la publicité. Elle le transforme en larmes agglutinées comme de la cire sur le champ de bois érigés, sortis de terre.) Lucas Leffler plonge une pellicule d’encre noire dans l’eau d’une cuvette de laboratoire. La civilisation de l’imprimerie prend l’eau, se transforme en créatures sous-marines résiduelles. (A la Maison de papier, d’autres expériences, dont des impressions colorées, accidentelles, à même de petits carreaux de verre.)
Déconstructions : le déluge comme métaphore
Rémy Hans, Jonathan Ordonez Noirfalise, Vivian Barigand, Sophie Mavroudis, Gladys Siddi, Gil Van Cayseele, Anaïs Staelens
Le rapport au déluge se fait aussi par voies détournées. Rémy Hans dessine des architectures froides, raisonnées, trop raisonnées, trahissant une volonté de repousser la nature, de censurer l’organique. Une manière maladroite de vouloir endiguer la catastrophe qui vient. (Au Carré des Arts, son cahier de croquis et de notes est en libre consultation.) Jonathan Ordonez Noirfalise, prend les devants, va à la rencontre du raz de marée, en peignant, vite et bien, les idées qui lui traversent l’esprit, qu’il rencontre dans les choses, les paysages. Répertoire peint du sensible en mouvement. Une montagne, une pleine lune, une coulée de ténèbres jonchées de dépouilles de brebis blanches. Vivian Barigand paie énergiquement de son corps, performance, plâtre, coups de marteau. Cela évoque les grandes flagellations, les manières énergiques de conjurer le malheur, d’expier ses fautes. (A la Maison de papier, il aligne des traces plus légères du flux d’émotions qui entourent le vivant, drap fantôme qui prend l’empreinte des étreintes, flux froissé, éphémère, alignement de petites morts.) Sophie Mavroudis lève le voile sur le déluge intérieur, intestinal. Les tripes, en chaque individu, deviennent les tripes du monde entier, de toute l’histoire lamentable de l’homme sur terre, boyaux en extension, de plus en plus durs, rigides, cadavériques, débordant de l’être, l’éclatant, se substituant à lui, ça sort de partout. (Dans la cave de l’École de la Biche, ne pas rater la collection de bocaux, conserverie d’anomalies organiques, parasites biologiques, déformations imaginaires, les maladies imaginaires prennent ces consistances, ces formes, elles ont bien une réalité.) Gladys Siddi représente des gros plans de banquises, d’iceberg, là où plus que probablement se fomente le prochain déluge final. Gil Van Cayseele imprime d’étranges décors oniriques où, sans devoir être docteur en histoire de l’art, vous allez avoir l’impression de revoir, confondus, imbriqués, plusieurs paysages que vous avez déjà traversés, avec l’étrange l’impression d’une superposition, d’une hybridation de souvenirs paysagers. (Au carré des Arts, sa machine infernale projette sur le mur le résultat de son programme Lanscape Generator. Un logiciel avec lequel l’ordinateur détoure les éléments de 75 paysages de l’histoire de l’art et en mélange les éléments aléatoirement. Une manière de revoir, avant l’ultime paysage, toutes les manières dont l’homme a représenté ses lieux de vie, sa relation à nature. En même temps, plastiquement, on assiste à une sorte de maladie qui altère toute une mémoire de la terre.) Anaïs Staelens, répare. Sur des tissus que l’on imagine représenter un bout de vivant, parmi les plis, elle brode une forme, plutôt une autre sorte forme de vivant à mailles, qui s’incruste, déforme et reforme. (A la Thanks Galerie, surtout, cela se manifeste plus clairement comme éloge des formes parasitaires qui viennent compenser un manque, inventer de nouveaux contours, de nouvelles résidences sur les choses, laine végétale, animale, minérale, mousse, lichen tricoté.)
Politique toujours
Mathieu Flasse, Hubert Bouttiau
Avec Mathieu Flasse, ça bagarre, on se débat. Ce sont de grandes fresques, vives, débordantes de mouvements. C’est peint, dessiné, écrit. L’on dirait chaque fois une situation d’impasse, avec des êtres et des choses qui s’empoignent, pas forcément pour s’éliminer, mais pour trouver dans les instincts et l’énergie, une issue, un moyen de s’échapper, de quitter la scène conflictuelle. Et d’abord en finir avec les cloisonnements entre les différents mondes, animal et humain, les rapprocher, les faire communiquer pour trouver les meilleures solutions. (Au LA du Hautbois, attablez-vous, il y a une belle collection de grandes toiles, chacune comme une multitude en action.) Assez proche, mais d’une facture très différente, Hubert Bouttiau peint avec beaucoup de caractère, et de jubilation décadente, les travers de l’hyper-capitalisme. À même des capots de bagnole, symbole de la société de consommation. Un bout de yacht très clean, clinique, vogue sur une mer de sang, et une baleine obèse obscène se vautre sur un requin mort ou en plastique. (Le reste de cette croisière qui s’amuse est à voir à la maison de papier, en cage dans un pick-up rose bonbon, dans les réunions de management sinistre, au cœur de la bombance polluante)…
Le parcours comme forme
Nicolas Fally
Il y a de quoi, rien qu’en voyageant dans la Salle Saint-Georges, stimuler toutes les facultés d’imagination. Enclencher la machine merveilleuse de l’envie d’imaginer, désir de croire en ce que l’art raconte. L’avant-goût du parcours remplit son office : ouvrir l’appétit de récits, d’histoires, la curiosité pour la création de jeunes artistes. Ce sont ces ébauches de récits qui vont habiter les trajets dans la ville, pour une perception plus complète, plus riche, de la manière dont ces artistes inventent des mondes. De lieu en lieu, chaque fois touché par tel ou tel élément, cela peut être juste un détail qui se ressasse en marchant, tout en restant traversé par l’ambiance urbaine, les lumières d’automne, la kermesse, en voyant remonter, grâce à la confrontation aux œuvres, des souvenirs personnels, on procède finalement à la manière de Nicolas Fally qui expose au Musée d’Histoire Naturelle ses boîtes de taxidermiste. Dépouilles trouvées et empaillées, squelettes déterrés, objets intimes, tableaux où se mêlent la nature et intime, la mort et l’attachement à la vie, le tout chaque fois mis en scène, rituel de magie pour préserver un espace habitable, philosophique.
Pierre Hemptinne
Informations :
GO ! 4ème Parcours jeunes artistes en
centre-ville
Entrée libre
www.polemuseal.mons.be
Commissaires : Philippe Bouillon, Bruno van De Graaf
Reportage
vidéo sur TeleMB
Quelques liens Internet pour découvrir les artistes :