Musée en Piconrue (Bastogne) : le Fouet du diable
Le Musée en Piconrue a été inauguré en 1986 dans l’ancien couvent des religieuses récollectines (17e siècle). Il répondait alors à une urgence: sauver un patrimoine religieux luxembourgeois jusque-là conservé dans les églises, mais qui se retrouvait de plus en plus chez les antiquaires et les collectionneurs. Fondé comme « coffre-fort des fabriques d’église », le musée a depuis lors étendu son champ d’investigation en créant une maison des légendes (le patrimoine oral est aussi conservé) et en s’ouvrant à une ethnologie du monde profane. En toute logique, la muséographie a aussi évolué, passant d’une juxtaposition de « belles pièces » parfois redondantes à une exposition permanente sur les âges de la vie (« Naître, vivre et mourir en Ardenne ») qui ose juxtaposer une statuette de Sainte Anne (la mère de Marie), un vieux livre de magie contenant des recettes contre la stérilité et une plaquette de pilules contraceptives ou un irrigateur vaginal pouvant servir à avorter. L’institution privilégie désormais une conception muséale où la réflexion compte autant que l’esthétique, une scénographie où moins d’objets sont présentés, mais où ils sont mieux expliqués et où, comme nous l’affirme Sébastien Pierre, directeur et conservateur du musée, « Ce ne sont pas toujours les pièces les plus prestigieuses qui ont le plus d’intérêt. Avec les croyances on touche au sensible, à l'intime et, quelque part, à la condition humaine. »
Le Fouet du Diable (Däiwelsgäissel)
À la fin du parcours, sous la
splendide charpente du bâtiment, juste avant la salle consacrée à la mort et au
deuil, dans une vitrine dévolue aux médecines populaires (un extrait d’un
herbier, des prières contre le choléra et deux planches de BD de Comès) se
niche un objet captivant, mais discret, à côté duquel le visiteur risque de
passer. Son nom pourtant, digne d’un film de série B, titille la
curiosité : « le fouet du diable » ! Plus sérieusement, il ne s’agit
pas ici d’une arme de Satan, mais d’un objet utilisé à son encontre, dans la
continuité de croyances antiques selon lesquelles on pouvait chasser les
mauvais esprits en les flagellant. Un petit objet qui fascine par sa capacité à
incarner une série de paradoxes ou à combiner des éléments
contradictoires : le caché et le visible, le bidimensionnel et le
tridimensionnel, le religieux et le magique.
Cette amulette de protection se
présente d’abord comme un petit étui plat d’environ 5x7 cm de côté et un
bon centimètre d’épaisseur. Tel quel, elle n’offre pas grand-chose à l’œil,
mais répond à son usage premier qui n’était pas d’être vue mais cachée et
maintenue fermée. Portée en pendentif, cousue dans un vêtement, glissée sous un
berceau, entre deux pièces d’une charpente ou sous le seuil d’une maison,
l’amulette n’était pas censée être ouverte, vue ou lue. « On croyait même
que cela pouvait être dangereux », précise Sébastien Pierre.
Et pourtant, en outrepassant
cet interdit, une fois ouvert le petit objet se déploie comme une vraie malle
aux trésors ! Il se
présente alors sous la forme d’une feuille de papier de trois rangées sur trois
colonnes. Les huit modules périphériques comportent des gravures d’images
pieuses (le Christ, une colombe figurant l’Esprit Saint, les rois mages, Saint
Jean Nepomucène, Sainte Agathe, etc.) et de prières en latin et en allemand.
Souvent, les vignettes elles-mêmes se déplient, s’ouvrent, recouvrant ainsi
d’autres images, enchâssant des plis dans d’autres plis et rendant par exemple
l’objet non photographiable en une seule image. Ce montage complexe de papiers
pliés tire déjà l’objet du bidimensionnel vers le tridimensionnel, tendance
encore accentuée au milieu de la grille. L’amulette recèle en effet en son
centre un cœur, nommé geséns (ou « matière
bénite ») combinant de petits objets
plats de nature minérale, végétale, animale et manufacturée : un morceau
de corail, un lichen et une fleur de montagne, une réjection de hibou, une
petite flèche en métal de Saint Sébastien réputée protéger contre la peste et
une toute petite « vierge
à gratter »
(vierge de terre cuite dont les croyants pouvaient ingérer la poussière une
fois râpée)… L’amulette associe donc un pourtour chrétien à un noyau
magico-païen dans une logique d’accumulation des protections qui est
caractéristique des mentalités de l’Ancien régime. Elle finira par être
interdite par l’Église.
Enfin, comme nous l’explique Sébastien Pierre, l’objet – même s’il est très bien conservé – n’est pas un cas isolé (on en trouve de similaires dans les musées de Luxembourg ou de Trèves) et semble même indiquer une production en série (sans doute par les religieuses du monastère de Lechfeld en Bavière) et une commercialisation assez massive par un réseau de colporteurs reliant le monde alpin et périalpin (la Suisse, la Bavière, etc.) à nos régions en passant par l’Alsace et les Vosges. On peut même voir dans cette réponse commerciale à un faisceau de peurs et de croyances, ce que l’historien John Brewster nomme « les premiers balbutiements de la société de consommation ».
Philippe Delvosalle
- photos: (c) Céline Bataille
La publication L'Objet nature (15 musées de Wallonie, 15 objets nature - 96 pages, 30 photos) est en vente au prix de 5€ dans tous les PointCulture et musées participants
Musée en Piconrue et Maison des Légendes
2 Place en Piconrue
6600 Bastogne
32 (0)61 55 00 55
Gratuité : le 1er dimanche du mois
À visiter dans les environs :
Les farines et les pains du moulin de Hollange
Témoin vivant du patrimoine artisanal ardennais, le moulin de Hollange est un des derniers moulins hydrauliques encore en activité au cœur de la vallée de la Strange. Celui-ci est aujourd’hui spécialisé dans la fabrication de farines artisanales et de pains d’épeautre cuits sur pierre. Lors de votre visite, vous pourrez pénétrer dans le moulin et y découvrir ses rouages qui perdurent au fil des âges.
87 route de la Strange
6637 Fauvillers
32 (0) 61 26 68 76
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