Musée Rops : Henry de Groux, maître de la démesure ?
Parce qu’il fut conseillé et protégé par le peintre namurois et qu’ils s’inspirèrent de manière différenciée des mêmes figures tutélaires et atmosphères similaires – Baudelaire, les écrivains « fin de siècle », la musique de Wagner, notamment –, c’est tout naturellement que le Musée Rops présente une exposition d’œuvres d’Henry de Groux (1866-1930). Félicien Rops, esthète très « fleurs du mal » et critique jouissif des mœurs bourgeoises, était, si l’on peut dire, dans l’air du temps, il accompagnait une évolution moderne des arts. Puisant aux mêmes énergies nerveuses, de Groux va, au contraire, se marginaliser, et s’égarer – avec talent – dans ses singularités douloureuses, exacerbées.
On est frappé d’emblée par ses figures de Christ, dans le vestibule-chapelle qui ouvre l’exposition, complètement halluciné, fanatisé (radicalisé, dirait-on aujourd’hui). Et sans doute, le trait excessif, l’outrance même, met-elle à jour une expressivité christique plus proche du réel que ce que veulent bien montrer les versions plus contrites et béates. Mais le détour, pour y arriver, repose sur l’identification entre la figure de l’artiste et celle du crucifié par la foule, on pourrait presque parler d’incarnation. Identification-incarnation qu’il reproduira avec d’autres archétypes de personnages maudits de l’histoire, blessés, atrophiés, exilés dans leur grandeur reniée.
Le contact du monde est essentiellement déprimant et putréfiant et le zèle spirituel le plus assidu ne parvient pas à vous en protéger. — Henry de Groux, 1900
C’est ce tourment qui confère à ses œuvres une dimension et une profondeur très agitées, grandioses et instables, immenses et fragiles, avec souvent une prolifération maladive des corps, des traits, des espaces, des ombres, des couleurs, des toiles ou des dessins où tout s’engouffre.
On met systématiquement en avant l’aversion de de Groux pour la mode et le modernisme, symbolisée par son refus d’être exposé aux côtés de Van Gogh ! Ce dernier, bien que maudit de son vivant – loin d’être à la mode –, s’inscrit néanmoins effectivement dans la volonté de moderniser l’œil, la peinture, la vision du monde et, finalement, de donner un autre statut à la sensibilité artiste. Tout aussi maudit et soucieux de voir autre chose, de montrer différemment, de Groux est un visionnaire conservateur, peut-être parfois anarcho-réactionnaire, mais jamais conventionnel. Il pousse à l’extrême certaines imageries classiques, jusqu’à ce qu’elles basculent dans une esthétique hors norme. Ainsi, la remarquable série de pastels sur le voyage infernal de Dante et Virgile. La beauté de ces immenses paysages d’entrailles terrestres est à couper le souffle, minérale, brûlante, tout entière consumée dans des teintes chatoyantes d‘ultime automne, striées de cendres. Il nous semble les connaître intimement. Avec une incroyable apparition de Satan en hydre somptueuse. Avec l’infini cortège des damnés dans les vallées mornes. Et toujours, nous voyons, nous regardons, non pas directement, mais via le poète qui nous guide.
L’enfer sur terre, il nous y plonge par contre sans intermédiaire, quand il s’agit de rendre compte des réalités des champs de bataille, des champs de carnage, des catastrophes industrielles. Ce sont les visions des tranchées, avec l’attente torturante de l’assaut, dans le noir et l’incertitude, à l’écoute comme une bête dans son trou, ou l’exubérance hystérique des corps massacrés, de la tranchée prise sur l’ennemi. Ce sont les barricades et l’ivresse de batailler et tuer pour restaurer un monde plus juste (inspiré par la Commune ?). Mais aussi les corps sacrifiés par la modernité sans vergogne des nouvelles grandes industries minières, lors de la catastrophe de Courrières (1906, 1099 morts). S’il adhère au dégoût anarchique pour ces évolutions sociales et capitalistes, de Groux ne milite pas, ce n’est pas à proprement parler un peintre social. Du reste, l’atmosphère est toute autre quand il représente les frasques napoléoniennes, victoire ou défaites grandioses, Waterloo et les chevaux de l’Apocalypse, les cieux rougeoyant et la charge des Walkyries, préférant célébrer une sorte de transcendance du grand homme qui survivra à tous ses charniers, à voir comme autant d’occasions manquées.
Les grands hommes sont très présents, avec les bustes vivaces de Baudelaire et Poe, plusieurs portraits dessinés du poète et du compositeur Richard Wagner, ils habitent l’exposition comme ils ont hanté et ému le peintre. On trouve aussi certains apaisements, avec un lumineux Moïse sauvé des eaux, un paysage symbolique plus classique ; avec cette lithogravure nocturne, ruines et végétations où se cachent des chats-huants, certes en pleine grisaille inquiétante mais d’où sourd, aussi, la tranquillité de se fondre dans la nuit, l’oubli à portée de sens. Les illustrations réalisées pour de nombreux écrivains – Bloy, Péladan – constituent un des attraits importants de cette monstration, documentant ces échanges entre lettres et inventeurs d’images. De magnifiques ouvrages sont ouverts pour le visiteur, à l’abri dans leurs vitrines. Toute une époque !
Au final, pour paraphraser le titre de l’exposition, si on peut vérifier la belle maîtrise technique de l’artiste au service d’un monde intérieur qui lui est propre, il n’est pas certain qu’il se soit rendu maître de la démesure. Peut-être a-t-il été submergé, emporté sans cesse par cette démesure, ce qui rend son parcours et son œuvre captivants.
Pierre Hemptinne
image du bandeau : Henry de Groux, Dante et Virgile aux enfers, Cortège de damnés, ca 1898-1900, pastel, 66 x 90 cm. Collection Lucile Audouy
Henry de Groux : Maître de la démesure
Jusqu'au dimanche 22 septembre 2019
Musée Félicien Rops
12, rue Fumal
5000 Namur