Nastassja Martin au Passa Porta Festival!
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Le Passa Porta Festival se réinvente cette année dans une version entièrement numérisée, sous-titrée, et qui permettra de visionner et revisionner l’ensemble des programmes à l’envi jusqu’au 5 avril. Parmi les quatre-vingt autrices et auteurs invités le temps de cinquante programmes dans quatorze langues, on aura l’occasion d’écouter la Britannique Deborah Levy (prix Femina 2020 pour Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie), l’Irlandaise Maggie O’Farrell (Hamnet), la Belge Adeline Dieudonné (La Vraie Vie), la Japonaise Yoko Ogawa (Cristallisation secrète), le Britannique Max Porter (La Douleur porte un costume de plumes)…
À cette occasion, Nastassja Martin sera en discussion avec les romancières Marie Darrieussecq (prix Médicis pour Il faut beaucoup aimer les hommes) et Lucie Taïeb (prix Wepler pour Les Échappées) sur les liens entre écologie et écriture, le dimanche 28 mars à 19h.
Croire aux fauves (éditions Verticales)
D’elle, on connaissait la passion folle pour l’Arctique, qui donnerait en 2016 le très beau livre Les Âmes sauvages. Anthropologue française spécialiste des populations du Grand Nord, la jeune Nastassja Martin (Grenoble, 1986) y racontait ses années passées auprès d’un peuple de chasseurs-cueilleurs du nord-est de l'Alaska. Après avoir été l’élève du grand Philippe Descola (Les Lances du crépuscule), la jeune femme y était partie étudier la manière dont ce peuple tentait de résister aux bouleversements climatiques que lui imposait l’Occident. L’écriture de Nastassja Martin, entière, très personnelle, avait beau emporter loin dans ce premier essai, on n’imaginait pas forcément la scientifique passer un jour du côté du roman.
Froid polaire et volcans
C’était sans compter sur l’événement qui l’attendrait quelques années plus tard au détour des montagnes du Kamtchatka. Été 2015, l’intrépide anthropologue arpente la pointe de l'Extrême-Orient russe (tapez « Kamtchatka » sur Google pour un rapide aperçu : terre sauvage, froid polaire, geysers et volcans...). Là, un jour de marche en solo, elle tombe nez à nez avec un ours. La charge qui s’ensuit, violente, la laissera grièvement blessée, la moitié du visage emportée par le prédateur. Mais bien vivante. L’ours a décidé de l’épargner… Une mystérieuse amnistie, encore aujourd’hui inexpliquée.
Bien sûr, les faits auraient en soi suffisamment d’épaisseur pour fasciner. Reste que Nastassja Martin se détourne sciemment du livre sensationnaliste auquel on aurait pu s’attendre.
En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. — Nastassja Martin
Car, comme dans les très bons livres, ce qui fascine ici est moins l’événement en tant que tel, que là où l’écriture emmène. « C’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort. »
Épopée chirurgicale
L’ours est reparti avec une partie de la jeune femme. Une moitié de sa mâchoire, de la peau, des cheveux, trois dents, un bout d’os. Il faut remplir le vide, réparer. Rappelant çà et là quelque chose du magnifique Lambeau de Philippe Lançon (le journaliste y racontait sa rééducation après avoir été blessé dans les attentats de Charlie Hebdo) bien que plus « sec », Croire aux fauves sera celui d’une épopée chirurgicale fascinante : celle de la reconstruction d’un visage à l’international. Des premiers soins reçus dans un rude dispensaire du fin fond de la Sibérie à l’ambitieuse reconstruction faciale envisagée à la Salpêtrière à Paris, le récit est celui d’une descente aux enfers dans ce qu’il dit d’une chirurgie toute-puissante et démonstrative, parfois aveuglément conduite. De sorte que c’est tout le rapport au physique de la jeune femme qui bascule. « Je me sens comme un animal sauvage qu’on aurait attrapé et placé sous un néon blafard afin de l’observer à la loupe. » Survivant, son corps devient alors enjeu politique.
Guérir de ce combat n’est pas seulement un geste de métamorphose autocentrée. C’est un geste politique. Mon corps est devenu un territoire où des chirurgiennes occidentales dialoguent avec des ours sibériens. — N. M.
La traversée subie par son corps va amener Nastassja Martin à la frontière de l’humanité, dans un « entre-deux mondes ». « J’ai vu le monde trop alter de la bête ; le monde trop humain des hôpitaux. J’ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. » Parce qu’elle a réchappé à l’ours, parce qu’il lui a dérobé quelque chose mais qu’il a dans le même temps déposé quelque chose en elle, elle est désormais « miedka » : moitié humaine, moitié ourse. À cet égard, Croire aux fauves est une invitation vivifiante à repenser les frontières entre les mondes humains et non humains. Un récit animiste qui bat en brèche le concept de corps unique et d’identité univoque, et cherche des traductions, se met à l’écoute de possibles points de convergence entre les règnes. Un tropisme profondément écologiste en ce qu’il invite à se décentrer dans une « attention quotidienne à d’autres vies que la nôtre » : « Il y a ici un vouloir extérieur aux hommes, une intention en dehors de l’humanité. »
État de vigilance
Jeune femme rompue aux situations périlleuses et incertaines, Nastassja Martin impose une présence époustouflante et risquée à chaque ligne de son livre. Dans le même temps, à chaque ligne, elle échappe : toujours déjà ailleurs, en train d’esquisser des points de fuite, un nécessaire au-delà au texte. Paradoxe des meilleurs écrivains. Croire aux fauves est un livre idéal pour croire à de nouveaux horizons en ces temps où il nous semble parfois les avoir perdus.
Ysaline Parisis