Face aux virus, revoir nos manières d’être vivant (avec Baptiste Morizot)
Sommaire
Avec les loups : « Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices »
Baptiste Morizot nous emmène avant tout avec lui, en montagne, dans la neige, le jour comme la nuit. Il s’agit de trouver des traces de loups – solitaires ou en meute – et de les suivre, de les interpréter, se les représenter en train de se déplacer, de flairer, jouer, penser, communiquer, baliser le territoire, s’organiser. Il nous initie à un « style d’attention » où « l’on est tout le temps en train d’engranger des signes, tout le temps en train de faire des liens, en train de noter des éclats d’étrange, et d’imaginer des histoires pour les rendre compréhensibles, pour déduire ensuite les effets visibles de ces histoires invisibles, à chercher désormais sur le terrain. » (p.139). C’est une attention orientée vers les traces de l’animal que l’on veut étudier, mais aussi, pour mieux en pressentir les mobiles, vers tout ce qui se tisse entre l’animal et son environnement, et ensuite, ce qui se tisse entre les signes laissés par le loup, ce qu’il tisse dans le paysage et ce qu’y tisse aussi celui (ou celle) qui le piste. Les signes du loup rencontrent les systèmes symboliques humains, ses appareils cognitifs, ses appareils traducteurs. À force, « on » ressemble aux êtres vivants que l’on suit, que l’on essaie de comprendre et d’observer au plus près. Exploration d’empathies.
Ce style d’attention se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne des facultés, qui oppose la sensibilité au raisonnement. Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices, on ne se débarrasse pas de la raison pour devenir plus animal (dualisme moderne avec inversion du stigmate), on est simultanément plus animal et plus raisonnant, plus sensible et plus pensant. — Baptiste Morizot
Il nous plonge dans les heures de pistage et surtout d’affût où on les voit vraiment. Où on les découvre autres que les caricatures.
L’observation au plus près – une sorte de vie partagée – provoque de fertiles décentrations. Ainsi, si l’auteur imite assez bien le hurlement pour que les loups lui répondent, il apprend vite qu’ils ne sont pas dupes. Il est plus que probable que « ce loup qui me répond me prend littéralement pour un barbare, c’est-à-dire un de ces êtres dont il ignore encore si oui ou non ils sont capables de parler, c’est-à-dire de parler sa langue. C’est lui qui se demande si je suis un barbare. Il hurle, je réponds, je semble parler, mais il est perplexe, peut-être ne sont-ce là que des borborygmes : il répond pour s’en assurer, il dialogue quelques instants pour savoir si je sais dialoguer, si tout cela a du sens, ou si c’est un malheureux malentendu. » (p.51).
Avec le sel et l’évolution : « Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre »
Après ces immersions palpitantes dans le concret, l’auteur nous fait passer dans des espaces de réflexions philosophiques, sans opposer ces deux dimensions du vécu, en soulignant au contraire leur complémentarité. Il commence par quelques considérations fascinantes sur notre relation au sel : « Notre besoin de sel, en fait, est un héritage secret de notre long passé aquatique: de ces quelques milliards d’années où nos ancêtres ont vécu dans un milieu aquatique dont la salinité était forte. Ce faisant, ils incorporaient dans leurs échanges avec le milieu une eau salée, au point de devoir réguler leur salinité interne. L’évolution a saisi cette opportunité pour utiliser les forces électriques des ions sodium, de manière à faire fonctionner les pompes à circulation de matière et d’énergie qui fondent le métabolisme de l’organisme humain actuel. Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre. Au Paléozoïque, vers la fin du Dévonien, il y a trois cent soixante-quinze millions d’années environ, lors de la terrestrialisation, les tétrapodes qui sont nos ancêtres sont sortis de l’eau pour explorer la terre ferme. Mais la mer est restée au-dedans comme un souvenir de chair, incorporée en nous sous la forme des besoins en sel nécessaires pour fonctionner, c’est-à-dire pour vivre. Comme ces aqueducs antiques oubliés, qui servent de fondation à une ville nouvelle. »
Ensuite, au départ de ces vives réminiscences en nous d’un passé très ancien, il se focalise sur les dynamiques de l’évolution. De même que le tétrapode, sortant de l’eau, ne pouvait imaginer déboucher sur l’humain, pouvons-nous seulement prévoir ce que l’évolution nous réserve sur le long terme ? Et sur les autres espèces qui, parallèlement, continuent elles aussi à évoluer, à former des intelligences adaptées à leurs conditions de vie. L’intention est de s’attaquer à l’idée selon laquelle l’humain serait l’aboutissement de la chaîne évolutive, allant des organisations les plus frustes aux plus complexes. L’intention n’est pas de rabaisser l’humain, pour le plaisir de saper l’anthropocentrisme, mais d’encourager un autre regard sur le vivant, sur les convergences entre espèces dont dépend notre avenir.
Nous ne sommes pas le coup de dés unique qui a fait émerger l’intelligence, nous sommes une de ces formes parmi d’autres, et parmi d’autres potentielles (mais une forme, quoi qu’on dise, soyons raisonnables, particulièrement aiguë et singulière concernant certaines facultés). La découverte des formes cognitives complexes des autres vivants permet de comprendre que d’autres intelligences sont possibles. (p.163) — Baptiste Morizot
Avec Spinoza : « La morale traditionnelle métaphorise le désir comme animal
Cette prise de conscience d’une nécessaire convergence entre espèces, il l’appuie conceptuellement plus rigoureusement sur Spinoza. Essentiellement sur la révolution que ce philosophe (très relu ces derniers temps) a effectuée dans l’approche des émotions et de la morale. Jusque-là, pour le dire très rapidement, le discours dominant séparait corps et esprit et préconisait de « mater » ses passions à la manière dont l’on dresse des animaux sauvages. Spinoza rompt avec le dualisme qui oppose le corps à l’âme, il ne traite plus des passions en termes de parties qui s’opposent dans l’humain, mais en termes de processus où corps et âme travaillent ensemble et tracent « une trajectoire de puissance qui monte vers la joie, ou une trajectoire triste, qui descend vers l’impuissance. » Or, s’attaquer au dualisme, c’est s’en prendre au principe qui charpente l’ensemble de notre société occidentale et surtout le rapport qu’elle a établi avec la nature comme quelque chose d’extérieur à l’humain et qui doit être dominé, exploité sans vergogne. La morale qui a prévalu a contribué à justifier cette économie extractiviste : « La morale traditionnelle métaphorise le désir comme animal, et se trompe sur la nature de l’animal. Donc elle se trompe sur la métaphore de la relation à lui : elle réclame une domination d’une bête dépendante, plutôt qu’une cohabitation avec les animaux bien vifs qui nous habitent et nous constituent. » (p.187). Voilà une métaphore fondatrice qui nous aura bien égarés, bien loin de toutes les cohabitations sensibles et intelligentes qu’il serait judicieux d’inventer, de développer et qu’il est urgent de retisser aujourd’hui.
Avec les espèces : Être interdépendant consiste ici bien à être autonome, mais au sens d’être bien relié à de multiples éléments de la communauté biotique
Ce retissage – à partir de pistages, d’affûts, d’observations, de lectures, de méditations, d’élaborations conceptuelles -, l’auteur l’appelle « diplomatie interespèces » ou « diplomatie des interdépendances ». C’est cela qu’il nous invite à expérimenter. La diplomatie interespèces est une « théorie et pratique des égards ajustés ». « Les égards ajustés commencent par une compréhension de la forme de vie des autres, qui tente de faire justice à leur altérité : elle implique donc de tailler un style ajusté pour parler d’eux, pour transcrire leur allure vitale par les mots – ce qu’ils ne feront pas. Et c’est en un sens toujours un échec, on ne fait jamais justice, mais c’est pour cela qu’il faut palabrer sans fin, traduire et retraduire les intraduisibles, réessayer. » (p.145). Mettre en pratique – par la pensée et le faire – la sortie du dualisme, au quotidien. Parce que le dualisme assigne des places immémoriales et empêche de se livrer à ces « égards ». Le dualisme, tel qu’il continue à régner, à veiller aussi à écarter de la gestion courante des humains tout ce qui relève de « l’intraduisible ». Ce qui ne se transpose pas facilement, avec évidence, dans le langage humain ne méritant que peu d’attention. Il y a là tout un apprentissage cognitif, au quotidien, dont il est difficile, aujourd’hui, de discerner ce qu’il peut engendrer comme nouvelles organisations sociales, politiques, économiques, écologiques. Mettre en chantier la « diplomatie des interdépendances » ne permet pas de prédire tout ce qu’il s’en dégagera. Puisque, par définition, dans ce jeu-là, on ne décidera pas tout seul, eux contre nous. « Être interdépendant consiste ici bien à être autonome, mais au sens d’être bien relié à de multiples éléments de la communauté biotique, c’est-à-dire de manière plurielle, résiliente, viable, de manière à ne pas dépendre de l’instabilité du milieu. Puisque l’autonomie comme déliement à l’égard du milieu vivant n’existe pas, la seule indépendance réelle est une interdépendance équilibrée. Une interdépendance qui nous libère d’une dépendance focalisée sur un seul pôle (par exemple les énergies fossiles et les intrants chimiques comme condition des récoltes). » (p.273).
Retour sur le terrain : loups, bergers, troupeaux, tous diplomates
Faisant la navette entre invention de concepts et intercession sur le terrain, Baptiste Morizot précise en quoi cette « diplomatie des interdépendances » obtient des résultats intéressants dans la lutte entre bergers et loups (et partisans du loup). S'il y aura toujours des irréductibles dans chaque camp, affiliés au dualisme, ce travail diplomatique parvient à faire bouger les lignes chez pas mal de « belligérants », en commençant à élargir la question au strict affrontement entre loup et troupeau, en prenant en compte toutes les dimensions écologiques. « L’enjeu est donc de défendre un certain pastoralisme qui a des égards pour la prairie, pour le milieu. Or ce qui est important ici, c’est que ces égards pour la prairie exigent des troupeaux plus petits, une présence pastorale plus intense et, ce faisant, c’est un pastoralisme plus respectueux du métier de berger, au sens de l’art ancestral de mener les brebis. C’est enfin, et c’est là qu’émerge la communauté d’importance, un pastoralisme plus compatible avec la présence des loups (car la présence du berger et les petits troupeaux sont efficaces pour réduire massivement la prédation sur les troupeaux). » (p.247). C’est une tout autre conception du territoire qui se dessine alors. « Le scalpel qui détoure les groupes d’intérêts ne passe plus entre loups et pastoralisme, humains et nature sauvage, mais entre différentes formes de pastoralisme alliées aux vivants qu’elles favorisent, ou détruisent, différentes manières de tisser un usage humain du territoire aux usages non humains. C’est d’une approche multi-usages des milieux, élargie aux autres formes de vie, qu’il s’agit ici : un multi-usage animal, végétal et humain. » (p.249).
Quelles leçons face au Covid-19 ?
Lire « Manières d’être vivant » en période de confinement quasi-planétaire due à l’épidémie de Covid-19 est particulièrement indiqué. En écho aux nombreux et nombreuses chercheurs et chercheuses qui expliquent que ce qui arrive est le résultat d’une manière destructrice de conduire l’activité humaine au sein de son environnement, de bafouer les interdépendances entre espèces, la diplomatie préconisée par Morizot ouvre des pistes pour penser les choses autrement. Pour après le confinement, pour éviter le retour « à la normale », comme si de rien n’était, à la croissance, à l’économie extractiviste. La diplomatie des interdépendances est lente, raison de plus pour s’y engager sans retard. Pour inventer d’autres formes d’économie, d’autres organisations politiques avec des systèmes de santé adaptés aux interdépendances entre l’humain et l’ensemble des formes vivantes, y compris virales.
Pierre Hemptinne
Baptiste Morizot, « Manières d’être vivant », Actes Sud, 2020
Baptiste Morizot, France Culture, Comment vivre parmi les autres ?
En collection, Spinoza
En collection, « Hasard » de Baptiste Morizot
Service Educatif : La peur du loup