Olivier Starquit : « Éclairer le vampire ».
Sommaire
Cette stratégie qui vise à éclairer le vampire, dévoiler les impostures sémantiques et pratiquer la désobéissance sémantique peut opérer des renversements de perspective. Ce travail systématique de traque et de déconstruction de ces pirouettes sémantiques, de ces ruses de langage, doit nous permettre de renforcer notre puissance de transformation du monde, car nous préférons les mots adéquats et clairs au langage préfabriqué et standardisé. En assumant la performativité du langage, les mots deviennent des outils de lutte, qui ouvrent le futur plutôt qu'ils ne le ferment, qui redonnent le pouvoir aux luttes d’en bas plutôt qu’aux experts, qui permettent de maintenir l’espoir plutôt que de le tuer. — Olivier Starquit
Éloge du conflit
PointCulture : Dans vos analyses, vous dénoncez avec force les effets de ce que vous appelez une révolution anesthésiante opérée sur le langage dans la vie politique et dans la société. Vous insistez sur le fait qu’il est essentiel que le conflit s’exprime, celui-ci étant constitutif de la démocratie. Selon ces termes, tout régime de pacification doit-il être considéré comme illusoire, suspect ? Le consensus est-il un faux ami ?
Olivier Starquit : Le consensus mou, le consensus imposé en l’absence de tout débat est assurément un faux ami et indubitablement l’ennemi de la démocratie. Ce consensus-là vise en fait à imposer la politique de l’extrême centre – et là je renvoie volontiers aux ouvrages essentiels d’Alain Deneault [1], qui la désigne comme telle parce que cette politique qui nie la politique est extrême au sens moral, parce qu’elle est intolérante à tout ce qui n’est pas elle. Le centre est excluant et exclusif. Il se définit comme étant ce qui est normal, pragmatique, réaliste, nécessaire, et son discours pragmatique et normal naturalise et rend inéluctable. Son programme est simple et se résume en cinq points : plus d’argent pour les actionnaires, pour les entreprises ; un accès aisé aux paradis fiscaux ; une réduction de l’État au rôle d’agent de sécurité des investisseurs ; moins de services publics ; moins de droits pour les travailleurs.
Ce que traduisent et mettent en place les ordonnances autour du code du travail : réduction des cotisations sociales, du coût du travail, simplification des règlements, conditionnalité des allocations de chômage, atteinte à la hiérarchie des normes, soit l’application d’un néolibéralisme pragmatique et technocratique.
Cette négation du conflit – qui est et reste pourtant l’essence même de la démocratie, j’y reviendrai – triomphe sous la férule de la gouvernance qui vient se substituer à la politique et qui souhaiterait à tout prix nous voir oublier que « la démocratie n'est pas l'absence de conflits, mais une manière politique et particulière de les traiter. Une manière qui n'a rien de naturel ou de normal, qui s'invente par la parole et le débat d'idées » [2].
« Le consensus se voit ainsi érigé en symbole de la bonne santé démocratique d’une société que le moindre conflit, pourtant seule issue d’un véritable pluralisme démocratique, semble dangereusement mettre en péril » [3]. La recherche ou l’imposition à tout prix du consensus a pour corollaire la disqualification du conflit, car, comme le pose Bertrand Méheust, « un consensus trop voyant a en général pour fonction de masquer la violence de la domination » [4]. Les divergences ne sont pas exprimées ou sont rendues invisibles.
En politique, il n’y a plus vraiment de conflit, ni de débats. Des termes comme « dialogue social » et « partenaires sociaux », pour ne citer que ces deux-là, visent précisément à lisser tout aspect conflictuel : selon les tenants de cette vision de la société, le temps où des adversaires occupaient le terrain politique est révolu et a été remplacé par une ère où des partenaires dialoguent. Tout discours un tant soit peu radical se voit vite renvoyé et cantonné dans le domaine de la pathologie sociale. On ne débat plus : on explique et on réexplique s’il le faut jusqu’à plus soif.
Société civile : une addition d’intérêts privés ne constitue pas l’intérêt général.
« — Les experts et les notables se substituent complètement au peuple, ce qui constitue une véritable négation de la politique et l’assimilation de celle-ci à une simple gestion, aussi rationnelle que possible. — »
Votre essai reprend sous un angle critique de nombreuses expressions du langage politique courant. Parmi celles-ci, vous ouvrez un chapitre sur la société civile. Que faut-il entendre dans ces mots ? En quoi ce modèle participe-t-il au processus de dépolitisation ?
- En lien avec la question précédente, différents procédés permettent d’essayer de manière lancinante d’imposer cette vision d’une société lissée, où le conflit n’aurait plus de raison d’être et le vocable société civile en fait clairement partie.
Dans une société qui aspire au consensus, il est essentiel de désamorcer le conflit et d’anesthésier les tenants d’une conception un tant soit peu divergente. Pour éviter de s’attaquer frontalement à ces opposants (approche qui ne ferait que raviver le conflit, ce qu’il faut à tout prix éviter), une option qui se présente aux acteurs mus par cette logique vise à biaiser, à ne pas reconnaître ouvertement la divergence de vues mais à la noyer parmi d’autres positions. La vision alternative se verra alors diluée (et toute boisson diluée perd de sa saveur et de son aspérité, c’est bien connu !). Et pour noyer une position, rien de tel que le recours à la société civile.
De quoi s’agit-il ? La société civile englobe toutes les associations privées qui se réclament de l’intérêt public en prenant la place dévolue aux pouvoirs publics. Comme nous le constatons, elle devient partie intégrante de la représentation politique et du processus de décision, se substituant ainsi à la souveraineté populaire et au vote des citoyens.
Pour le dire autrement, ce processus revient à privatiser la décision publique, d’autant plus qu’une addition d’intérêts privés ne constitue pas l’intérêt général. De plus, derrière la société civile se cache bien souvent l’effacement de la frontière entre le public et le privé.
La société civile est aussi un bric-à-brac disparate et le recours à celle-ci « permet de valoriser comme acteurs politiques fondamentaux les entreprises commerciales et financières et leurs multiples cabinets d’experts » [5].
Cette invocation incantatoire de la société civile offre aussi l’avantage qui consiste de moins en moins à construire politiquement des projets par un réel dialogue et de plus en plus à arracher un consensus par un pseudo-débat sur des projets arrêtés préalablement par le pouvoir.
Autre avantage non négligeable, les experts et les notables se substituent complètement au peuple. Ce recours aux experts constitue une véritable négation de la politique et l’assimilation de celle-ci à une simple gestion, aussi rationnelle que possible.
Les mots ne font pas que refléter le réel, ils le créent.
Qu’appelez-vous « désobéissance sémantique » ? Concrètement, de quels outils dispose-t-on pour nous défaire des conditionnements et repenser notre emploi de la langue ?
- Ce que j’entends par désobéissance sémantique, c’est le fait de refuser d’utiliser certains termes et d’essayer d’en imposer d’autres dans le débat public. Les outils à cette fin ne changent guère, les méthodes peut-être. L’éducation populaire, sous toutes ses formes – formation, formations syndicales, ateliers, conférences-débats, tutos sur YouTube –, fait partie de ces outils. Il convient de prendre le temps de s’arrêter et de construire ensemble de la lucidité sur l’usage des mots. Ce n’est pas pour rien que nos adversaires politiques, depuis plusieurs décennies, s’évertuent à le faire et à ne pas transiger par leur cadrage et par le choix des mots qu’ils veulent nous imposer.
Ces mots imposés qui, par leur usage, peuvent induire une vision du monde. Les mots ne font pas que refléter le réel, ils le créent aussi : dans la vie politique et syndicale, le choix des mots n’est jamais anodin. En effet, le langage n’est pas un simple outil qui reflète le réel, mais il crée également du réel en orientant les comportements et la pensée. Pour le dire autrement, le langage revêt une importance capitale par sa capacité à imposer l’usage de certains mots ou de certaines expressions, tout en interdisant l’usage d’autres. Cet outil de communication s’avère par conséquent aussi être un puissant outil de domination. Et vivre dans l’omission de cette évidence peut faire des ravages. Les mots portent, emportent avec eux une vision du monde, une logique politique, des marques de démarcation.
La première stratégie consiste à éclairer le vampire (car il ne supporte pas la lumière) et faire le pari que ce gain de lucidité ouvrira la voie à une certaine résistance, lexicale dans un premier temps, idéologique dans un second, car ce nécessaire travail de déminage permet de procéder à un patient effort de reconceptualisation et de réappropriation que l’on aurait tort de dédaigner en n’y voyant qu’un pinaillage sémantique. « Définir les mots est un acte politique. Qui en fixe le sens se dote d’un atout stratégique » [6].
Partout, la vigilance sémantique gagne du terrain et permet ainsi de remettre, dans le discours, l’adversaire à sa place, et de rendre à nouveau visible le rapport de forces. Cette stratégie qui vise à éclairer le vampire, dévoiler les impostures sémantiques et pratiquer la désobéissance sémantique peut opérer des renversements de perspective. Ce travail systématique de traque et de déconstruction de ces pirouettes sémantiques, de ces ruses de langage doit nous permettre de renforcer notre puissance de transformation du monde car nous préférons les mots adéquats et clairs au langage préfabriqué et standardisé.
En assumant la performativité du langage, les mots deviennent des outils de lutte, qui ouvrent le futur plutôt qu'ils ne le ferment, qui redonnent le pouvoir aux luttes d’en bas plutôt qu’aux experts, qui permettent de maintenir l’espoir plutôt que de le tuer.
Comment l’injonction à se forger un vocabulaire critique et personnel peut-elle s’accorder aux fondamentaux de la discussion que sont l’écoute et la compréhension ? Ceux-ci ne requièrent-ils pas au minimum qu’on parle une même langue ?
- L’un n’exclut pas l’autre, même s’il est illusoire de penser que nous parlons la même langue puisque le vocabulaire, le langage est conçu et utilisé comme outil de domination et, comme mentionné supra, le langage n’est pas un simple outil qui reflète le réel, mais il crée également du réel en orientant les comportements et la pensée. C’est précisément en étant à même de mieux décoder ces cadrages et ces usages que les conditions d’une meilleure écoute et d’une meilleure compréhension sont rendues possibles, et ce afin de revivifier et se réapproprier la démocratie.
De la démocratie représentative à la démocratie de spectacle.
Que pensez-vous du rôle que revêt dans l’espace médiatique actuel le hashtag, ce mot-clé qui, sur les réseaux, acquiert une puissance décuplée?
- Pour moi, il est le symbole d’une modification de la nature de la démocratie dans laquelle nous vivons : nous passons de la démocratie représentative à la démocratie de spectacle. Un philosophe flamand, Thomas Decreus, vient de publier un petit opus édifiant sur le sujet, intitulé Spektakeldemocratie, et son propos est en effet de dire que cette spectacularisation de la démocratie fait des hommes et des femmes politiques des bouffons (au sens premier du terme) qui détrônent le roi, mais non pour prendre le pouvoir, mais pour disposer d’un podium afin de pouvoir mener une campagne permanente (ceci peut par ailleurs être une grille de lecture pour comprendre la difficulté que la plupart des pays occidentaux rencontrent pour former un gouvernement).
Le hashtag induit également d’autres dommages collatéraux, à savoir l’apparition d’une sorte de novlangue numérique où des matières politiques complexes sont réduites à un tweet ou à un hashtag et où cette même matière politique complexe se voit éclipsée par le ton, le vocabulaire volontiers polémique du tweet. Par conséquent, le débat portera alors exclusivement sur la forme et non plus sur le contenu. Un autre dégât causé par l'essor de ces nouvelles technologies est le fait que ce mode de communication (le gazouillis clivant) incite les hommes et femmes politiques à entrer dans une surenchère, à se muer en un objet de consommation et, partant, à se consumer : « L'homme politique se présente de moins en moins comme une figure d’autorité, à qui il faudrait obéir, mais comme quelque chose à consommer » [8].
La politique passe de « l’âge de la joute, du débat, de la discussion et du dissensus à celui de l’interactif, du performatif et du spectral [9] ». Le temps long de la politique est battu en brèche par une frénésie gesticulatoire des ténors politiques. Et cette pulvérisation du temps politique induit une exhibition permanente de l'homo politicus, tous réseaux confondus, ce qui n'est pas sans conséquence, car l'inflation d'histoires finit à la longue par détruire la crédibilité du narrateur. Et c'est ainsi que ces surexpositions médiatiques risquent à terme de sonner le temps de la disparition de l'homo politicus, carbonisé par cette surenchère narrative. Car si, à l’heure actuelle, cette stratégie court-termiste semble porter ses fruits, à plus long terme, le citoyen et les médias traditionnels peuvent aussi s’en lasser et ne plus guère s’y intéresser.
Enfin, les médias sociaux permettent à certains acteurs politiques de saper la fonction démocratique et de contrôle dévolue au quatrième pouvoir : « Les médias numériques sont aujourd’hui tous dans les mains d’entreprises qui ne se voient pas comme des entreprises médias. Google, Facebook, Twitter et Instagram agissent et se présentent comme des entreprises technologiques, des entreprises qui fournissent un logiciel : ce cadrage fait qu’elles ne doivent pas se préoccuper de la déontologie journalistique et de l’impact sociétal » [9]. Une personnalité politique habile peut, par l’usage des médias sociaux, parvenir à influencer l’agenda politique, voire à faire diversion.
Les mots du Coronavirus
Depuis quelques mois, le coronavirus se trouve au centre de toutes les conversations. Confinement, gestes barrières, distanciation, bulle sociale, quarantaine, testing… : cette affaire vient avec un discours clé en main… Certains éléments de langage ont-ils retenu votre attention ?
- Oui. Le contraire aurait été étonnant, non ? La présentation des mesures et le choix des mots sont des enjeux essentiels : celui qui parvient à dresser le cadre et à imposer les termes du débat pourra envisager d’essayer d’en tirer avantage.
Si, contrairement à la France, nous ne sommes pas en guerre, nous devons néanmoins apprendre non pas les gestes protecteurs mais bien les gestes barrières qui feront obstruction aux gouttelettes.
Autre stratégie préconisée : la distanciation sociale. Cette expression vient de l’anglais « social distancing » et désigne l’ensemble d’interventions ou de mesures non pharmaceutiques prises pour prévenir la propagation d’une maladie contagieuse. Or, la langue anglaise propose le choix entre « social distancing « et « physical distancing ». Nos dirigeants ont opté pour distanciation sociale. Or, ce choix peut avoir des conséquences.
Ainsi, si, en anglais, « social distancing » peut fonctionner parce que « social » a le sens de sociable (pensons à Facebook comme un média social), … en allemand (et en français aussi, ndt), nous avons un terme très chargé avec le mot « social ». Quand on pense à nos partis, de la social-démocratie à l'Union sociale chrétienne, l'économie sociale de marché, le « social » est toujours associé à la solidarité sociale, à la responsabilité, au soin et à l'esprit public. Si nous parlons maintenant de « distance sociale », cela pourrait envoyer un mauvais signal. Elle pourrait encourager les personnes qui ont déjà atteint la limite de leurs revenus, ou qui se sentent déconnectées et ont maintenant très peur, à se décourager ou à paniquer. Au lieu de « distance sociale », nous devrions plutôt dire « distance physique » ou « distance spatiale » [10]. C’est précisément au moment où la proximité sociale et les liens sociaux devraient être raffermis que l’expression distance sociale a été mise en avant.
Confinement ou lockdown ?
Il est intéressant de constater que, lors des attentats terroristes perpétrés à Bruxelles au mois de mars 2016, de manière générale, il a constamment été question d’un lockdown. Quatre ans plus tard, alors que le néerlandais et l’anglais utilisent ce même substantif pour désigner les mesures prises pour faire face à la propagation du virus et les mesures qui restreignent bon an mal an la liberté de circulation des citoyens (promotion du télétravail, déplacements réduits au déplacements essentiels, interdiction de rassemblement…), très vite, le terme confinement est apparu dans les communications officielles et dans la presse. Ceci est assez interpellant, car comparaison n’est certes pas raison, mais les mesures en question sont amplement plus contraignantes que celles prises en 2016.
Faut-il voir dans cet usage rapide et généralisé du terme confinement une volonté évidente d’euphémiser ce qui en réalité ressemble plus à une limitation des libertés essentielles et fondamentales de chaque citoyen·ne, à savoir la liberté de circuler ?
Il est également envisageable de voir dans le choix de l’anglicisme « tracing » (au lieu du terme « traçage », autrement et plus directement compréhensible) une volonté tout aussi évidente d’édulcorer une certaine réalité dont il est évident que certains aspects ne sont guère conciliables avec le respect de la vie privée et pourraient par conséquent également porter atteinte à une autre liberté fondamentale.
Élucubrations et supputations gratuites ou volonté de créer un cadre propice et favorable à créer une certaine vision du monde ? George Lakoff définit les cadres comme étant « des structures mentales qui façonnent notre façon de voir le monde » [11] et il en indique immédiatement l’importance : « lorsqu’on parvient à modifier le cadre du débat public, on change la façon dont les individus perçoivent le monde. On modifie ce qui relève du sens commun. Pour penser différemment, il faut s’exprimer différemment » [12]. En somme, choisir un cadre revient à choisir les mots qui correspondent à une vision du monde.
Ce qui n’a pas été construit par la raison ne sera pas défait par la raison.
On ne cesse de nous mettre en garde contre ces discours traitres que sont le storytelling et les fake news. Les « alternative facts » ont signé l’avènement de Trump. Nous voilà condamnés, à juste titre, à être suspicieux au-delà de ce que nous sommes à même de juger. Surinformés, nous ne sommes pas pour autant en mesure de trancher dans des débats où s’engagent des compétences spécifiques et pointues qui ne sont pas les nôtres. Ose-t-on encore se fier aux recommandations des scientifiques, ces fameux experts dont nous savons pertinemment qu’ils servent tant d’intérêts qui ne sont pas ceux de la société ? Le vrai, le faux, tout se brouille. Le vrai, justement, celui dont Marielle Macé dit qu’il « a besoin de l’ouverture, devant lui, d’un inconnu : l’imaginaire. » Quelle place reste-t-il, en politique et dans la société, en faveur d'un imaginaire qui ne cache pas son nom ? Le risque que représente pour le réel toute utopie a-t-il augmenté de tout ce qui entache plus que jamais l’imaginaire ?
- Si, d’une part, il convient en effet de déconstruire toutes ces vérités alternatives par un véritable travail de fond, il ne faut pas se limiter à cela. Il faut aussi penser avec les Lumières contre les Lumières et éviter de tomber dans le piège visant à présenter, par exemple, un programme électoral dont les chiffres devraient déjà préalablement avoir été passés au crible : agir de la sorte c’est s’interdire de rêver, précisément à un moment où il faut réhabiliter l’utopie. Car le sentiment d’injustice, l’indignation peuvent être des carburants pour changer le monde mais, si on n’envisage pas simultanément de réenchanter le monde, d’y insuffler une part d’émerveillement, le risque est grand de ne marcher que sur une jambe et de nourrir ainsi une radicalité impuissante, voire une impuissance radicale.
La tristesse et la colère seules diminuent notre puissance d’agir. Par ailleurs, soyons de bon compte : ce qui n’a pas été construit par la raison ne sera pas défait par la raison. S’arrimer à la raison et penser que dire la vérité, grâce à la force de persuasion, permettra de convaincre et de ramener à bon port celles et ceux qui se sont égarés, fait clairement partie de la pensée magique ou du raisonnement incantatoire. La rationalité n’a arrêté ni les nazis, ni les fascistes.
Dans ce débat entre raison et émotion, force est de constater que nous sommes victimes d’un certain penchant de la tradition occidentale, qui tend à dissocier le cœur et la raison, la pensée et l’émotion. On peut toutefois s’interroger et questionner l’exactitude de cette assertion. Nos idées sont d’abord des émotions. Une idée abstraite, si elle ne nous touche pas, ne nous intéressera pas, ne nous convaincra pas.
Seul un affect peut détruire un affect. Ou comme le dit le philosophe Spinoza, un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier, ce qui revient à dire que la colère est nécessaire et utile, et que l’émotion peut être utilisée comme le déclencheur utile d’une saine révolte contre le monde tel qu’il va (comme l’ont montré les gilets jaunes par exemple).
Ce recours aux émotions changerait donc la donne en ce sens que l’action politique quitterait les rives exclusives de la rationalité pour prendre à bras le corps les passions, les émotions, les affects. Il faudrait oser recourir aux affects.
Il faut procéder à une reconfiguration politique autour d’un nouveau récit prônant une société ouverte, émancipée, juste et durable, l’expansion de la démocratie, un récit direct et accessible qui viserait à extraire la pensée néolibérale de la tête des citoyens, à décoloniser par un affect plus fort.
Face à la révolte des électeurs, il serait peut-être opportun, « loin de toute condamnation morale, [de] reconnaître le bien-fondé de cette colère, et, dans le même temps, [de] contribuer à ce que cette rage soit redirigée vers les prédations systémiques du capitalisme financier » [13].
Un nouveau récit, s’arrimant aux colères de la population, permettrait de contester directement le néolibéralisme comme forme de vie et d’ouvrir l’horizon d’une vie bonne.
Mais à quelles fins et pour quoi faire ? Pour se redonner de la puissance d’agir.
Le nouveau récit – ou l’alternative narrative – réorienterait opportunément la colère et les souffrances des dépossédés au profit d’une profonde restructuration sociétale et d’une révolution politique démocratique. Cette narration alternative à la gouvernementalité néolibérale devrait également « donner un sens à l’expérience quotidienne des citoyens. Si bonnes soient-elles, des politiques publiques, des propositions doivent s’inscrire dans l’imaginaire des citoyens » [14]. L’idée serait par conséquent de ne pas avoir peur de développer un storytelling de gauche car « pour changer le monde, il faut raconter une histoire d’espoir et de transformation qui nous dit qui nous sommes » [15]. Autrement, autant se résigner à la prolifération des faits divers, à la production à flux tendu de micros-trottoirs en lieu et place d’une véritable analyse des causes d’un mouvement social, par exemple. De ce point de vue, la précarisation de la gent journalistique en cours est une plaie démocratique qui risque d’induire une forme de paresse, de prêt-à-ne-pas-penser, et l’industrie lacrymale est un adjuvant utile en la matière. L’émotion peut supplanter le raisonnement, empêcher tout traitement politique et prospérer dans le biotope de la médiocratie.
Il s’agit donc pour réhabiliter la raison de s’extirper de cette fausse opposition entre émotions et raison, de ne pas avoir peur de poigner dans les émotions pour les rediriger vers les outils de la raison, de recréer des lieux, de reconfigurer un espace public où l’échange d’idées serait rendu possible notamment par la valorisation de la lenteur, elle-même propice à l’esprit critique, la mise à distance, deux éléments essentiels pour la remise sur pied de la raison.
Si ces conditions sont réunies, il n’est pas exclu qu’une raison articulée aux émotions redevienne un phare propice à la pensée critique.
Ressources
En autres choses, votre essai est une vraie mine de citations. S’il s’agit d’entretenir une certaine vigilance intellectuelle, auriez-vous quelques recommandations à nous proposer ?
Quelques livres :
Alain Bihr, La Novlangue néolibérale, la rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Page Deux, coll. « Cahiers libres », 2007
Alain Deneault, Gouvernance, le management totalitaire, Montréal, Lux, 2013
Alain Deneault, Médiocratie, Montréal, Lux, 2015
Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Montréal, Lux, 2016
Pascal Durand (dir.), Les Nouveaux mots du pouvoir, un abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007
Éric Hazan, LQR, La Propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006
Victor Klemperer, LTI, Carnets d’un philologue, Paris, Pocket, « Agora », 1996
George Lakoff, La Guerre des mots ou comment contrer la démagogie des conservateurs, Paris, Les Petits matins, 2015
Franck Lepage, L'Éducation populaire, ils n'en ont pas voulu, Cuesmes, Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2007
Olivier Starquit, Une éclipse et des lucioles, Liège, Éditions des Territoires de la Mémoire, 2019
Et puis sur YouTube :
Les conférences gesticulées de Franck Lepage
Ou encore la série langue de bois du Stagirite.
Licencié en philologie germanique, maître en traduction et maître en relations internationales et en politique européenne, Olivier Starquit est l’auteur de L’Individu privatisé, le service public pour la démocratie (Espace de libertés, 2009) et de L’Extinction des Lumières, vers une dilution de la démocratie ? (Éditions des Territoires de la Mémoire, 2011).
Des mots qui puent est paru aux Éditions du Cerisier en 2018
Notes
[1] Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Gouvernance et Médiocratie, tous trois parus chez Lux
[2] Idem, p. 307
[3] Jean-Louis Siroux, « Consensus » in Les nouveaux mots du pouvoir, Pascal Durand (dir.),Bruxelles, Aden, 2007,p. 93
[4]Bertrand Méheust, La nostalgie de l’occupation, Paris, La Découverte, 2012, p.119
[5] Corinne Gobin, ‘Gouvernance’ in Les nouveaux mots du pouvoir, Pascal Durand (dir.), Bruxelles, Aden, 2007 p. 266.
[6] George Lakoff, La guerre des mots ou comment contrer la démagogie des conservateurs, Paris, Les Petits matins, 2015, p. 97
[7] Ico Maly, Nieuw Rechts, Berchem, Epo, 2018, p. 10
[8] Idem, p. 14
[9] Idem, p. 276
[10] Andrea Schwyzer, ‘Die Wirkung von Sprache in Krisenzeiten, ein Gespräch mit Regula Venske’,https://www.ndr.de/kultur/Corona-Die-Wirkung-von-Sprache-in-Krisenzeiten,venske118.html
[11] George Lakoff, La guerre des mots ou comment contrer la démagogie des conservateurs, Paris, Les Petits matins, 2015, p.12
[12] Idem, p. 13
[13] Nancy Fraser, « Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire : un choix qui n’en est pas un », in L’âge de la régression, pourquoi nous vivons un tournant historique, Paris, Premier Parallèle,2017,p. 66
[14] Gaël Brustier, Le désordre idéologique, Paris, éditions du Cerf, 2017, p. 155.
[15] George Monbiot, Out of the Wreckage, A new Politics for an Age of Crisis, London, Verso, 2017, p. 41
Questions et mise en page : Catherine De Poortere
Cet article fait partie du dossier Saison 2020-2021.
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