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Ongles rouges (Valérie Vanhoutvinck)

Ongles rouges
Un autre regard sur la prison. Une approche documentaire et artistique qui suit ce qui se passe au sein d’un groupe de détenues réunies par des ateliers (écriture, percussions). Comment elles aménagent le temps de la peine. Ni réquisitoire, ni apologie, un récit différent pour faire sentir que la prison, le fait de priver de liberté, nous concerne tous.

D’emblée, mais lentement, un jeu de correspondances s’installe dont il est difficile de maîtriser tous les tenants et aboutissants, d’embrasser tout ce qui entreprend de (se) correspondre. Il ne s’agit pas simplement d’un procédé narratif convenu selon lequel un récit se construit au fil de la lecture de lettres que des personnes, séparées, s’écrivent et s’envoient à intervalles réguliers ou irréguliers, pour distendre et aérer l’absence qui les enveloppe. Ce ne se passe pas uniquement sur l’écran, ça déborde de l’image. Ce qui s’échange est plus vaste et touffu, plus hasardeux, ce sont des corps et leurs mémoires, leurs présents et leurs passés, des mondes de certitudes et des univers de doutes, des traits de lumières et des trous d’ombres. Au risque d’embrouiller les choses, mais peut-être en ont-elles besoin aussi, il faudrait évoquer les Correspondances de Baudelaire, les impressions que ce poème dégage. Être dans un lieu et soudain sentir qu’il se dédouble, le percevoir hanté par un agencement ou une architecture contemporaine mais située ailleurs, un site symétrique mais antérieur et qui se met à voyager dans le temps, qui revient. Dans l’état de correspondance, tout ce qu’enregistrent nos sens s’accompagne d’étranges échos. Tout ce que nous sommes en train de vivre, de dire, de faire, nous avons l’impression de l’avoir déjà vécu ailleurs, dans d’autres temps, ou nous avons la conviction que d’autres sont en train d’éprouver des choses semblables à celles qui viennent nous occuper l’esprit, affecter nos états d’âme. Les barrières, physiques ou mentales qui, en temps normal, empêchent de connaître des situations extérieures à nos réalités, s’estompent. « Comme de longs échos qui de loin se confondent/ dans une ténébreuse et profonde unité/ Vaste comme la nuit et comme la clarté/ Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »


En tissant images, sons, paroles, mots écrits, le film installe une zone ouverte où, au cœur de toute relation de socialisation, les territoires de liberté et ceux de l’enfermement se superposent, se confrontent et se répondent. Voilà une manière d’entrer dans le vif du sujet, par la force poétique, qui brouille les attentes. Parce que dès que l’on parle d’un film sur les prisons, il y a plus que probablement des attentes, on sait à quoi doit ressembler un film sur la prison, on a un cahier des charges implicite sur ce qu’il convient de montrer. Ce cahier des charges, bien entendu, diffère selon que l’on veut dénoncer ce qu’est la prison ou en faire la promotion. Ongles rouges démarre et ne ressemble pas à un film de prison, tout en ne parlant que de ça. Le mouvement ne se dirige pas vers un objet extérieur à dévoiler, mais part de l’intérieur, du milieu même de la question. Si l’irruption de la correspondance baudelairienne fonctionne à plein régime, c’est que cela touche le fait que nous avons tous à voir avec l’enfermement, avec le fait que notre société enferme des citoyens pour les punir, les corriger. Nous sommes tous parties prenantes des réalités du système carcéral. C’est en notre nom qu’une justice, qu’une politique sécuritaire saisissent des individus, les privent de liberté, les jugent et les condamnent. Peut-être que les récits qui documentent explicitement l’inhumanité de la prison – et il en faut – atténuent le fait que la prison n’existe pas sans nous, produisent une critique utile mais ne s’attaquent pas assez au fait que la définition de qui est dedans ou dehors passe à l’intérieur de chaque citoyen ? Pour mieux appréhender notre place et notre responsabilité par rapport à cette inséparabilité qui semble inéluctable entre prison et société (il faut produire un effort pour imaginer une société sans prison, ça ne semble pas naturel), et pour échapper aux affrontements stériles entre pour et contre, sans doute est-il nécessaire de se confronter à d’autres récits de ce réel, ne pas continuer à nourrir le flux binaire qui cultive soit l’indignité soit le sadisme. En sortir en faisant sentir autrement ce qui se passe. Ongles rouges s’engage et nous engage dans cette voie, et sans que ce soit un choix rhétorique. C’est soutenir un besoin beaucoup plus large d’inventer des récits alternatifs pour nous libérer des automatismes conceptuels générés par les antagonismes conventionnels, les antinomies basiques de la pensée occidentale.

Ongles rouges 01

Ce récit autre de la prison est possible parce que la réalisatrice a une pratique du dedans et du dehors, elle vit hors de prison mais elle y entre souvent, elle a une certaine familiarité avec l’intérieur, elle y apporte de l’extérieur via ses activités d’animatrice et, à force, elle transporte un peu de ce qui fait l’intérieur d’une prison dans sa manière de vivre à l’extérieur. Elle produit de la porosité entre ces deux mondes, porosité qui permet que s’installent ces correspondances qui questionnent autrement notre participation à l’État punitif. Une sorte de mode d’emploi pour ressentir avec plus de vraisemblance ce que c’est que de vivre là-dedans : parce qu’au quotidien, nous traversons des sortes d’enfermement, bien relatives et légères, certes, par rapport à l’incarcération pénitentiaire, mais qui peuvent servir pour mieux se représenter ce que c’est, la prison, en tout cas pour cesser de croire que tout ce qui s’y passe relève de l’irreprésentable, de l’insoutenable et qu’on ne peut rien y faire. C’est un lieu commun, un peu facile, mais à prendre ici au pied de la lettre, la prison est en nous. La narration filmique est à plusieurs niveaux, bien entendu on identifie une narratrice qui est hors prison, on suit les images et les pensées qu’elle forme en message écrite, envoyé vers ses correspondantes internées. Ce fil est explicite. En même temps, les choses sont construites de manière à laisser planer un doute, une impression trouble : y a-t-il vraiment quelqu’un, dans ces échanges, qui soit libre, à l’air libre, par opposition aux autres protagonistes ?

La bande sonore est, du reste, un flux qui déstabilise les frontières entre dedans et dehors. Il semble que l’on y entende sans cesse des respirations solitaires. Ce genre de ruminations presque imperceptibles que l’on produit dans la solitude quand on s’affaire à nos routines. Presque des rumeurs intérieures. Des vacarmes solitaires, ces silences scellés qui deviennent quelques fois insupportables et ressemblent à la clameur des marées qui, nous submergeant de l’extérieur, empêche de s’entendre, d’engager la moindre conversation. Il s’y mêle une trame d’ambiances naturelles, le vent, l’eau, le sable, des bruitages ménagers, des atmosphères urbaines, tout cela se confondant avec ce que l’on peut identifier comme des sons typiques de la prison, conversations de gardes, paroles de couloirs, résonances caractéristiques d’une omniprésence qui surveille le vide carcéral, voix banales par lesquelles, au quotidien, s’administre la peine. Du littoral de la mer du Nord aux rivages enfouis et obscurs des cellules, effet de miroir.

Ongles rouges 03
« Il y a dans la prison quelque chose qui résiste aux transformations de sa forme et aux évolutions du discours à son sujet, une sorte de noyau dur que n’atteignent guère les nouvelles législations et les nouvelles constructions, comme en témoigne la persistance de taux élevés de suicides. Cette part indélébile de la prison, c’est, malgré les efforts d’une partie de celles et ceux qui y travaillent, l’inanité du temps de l’incarcération, un temps qui « ne sert à rien », comme le répètent les détenus, et qui leur inculque, par une sorte de mise en abyme, le sentiment de leur propre dépréciation. L’ultime vérité de la condition carcérale, s’il en existe une, réside dans ceci que la prison est un lieu vide de sens et que ceux qui y sont enfermés, font progressivement et indéfiniment l’expérience de cette vacuité. La peine, au sens fort du mot, c’est cet apprentissage. » — Didier Fassin, p. 502

Comment endurer cette expérience de la vacuité ? Comment ne pas se dissoudre, sombrer dans ce temps qui ne sert à rien, comment échapper à la totale dépréciation de soi ? Il faut travailler à la surface de soi, sur cette enveloppe fragile, frontière entre le dedans et le dehors, il faut y inscrire sans cesse ce que l’on est, d’où l’on vient, comme des signes qui conjurent l’effacement de toute identité, de toute estime de soi. C’est cultiver les gestes quotidiens comme autant de rituels qui maintiennent la consistance de ce que l’on est. Pas seulement exécuter ces gestes, mais les réfléchir, et les partager. Les raconter entre soi, lors d’un atelier ou, mieux, les partager avec quelqu’un qui est à l’extérieur. Les lui envoyer. Et recevoir les siens. Les comparer. Avoir une mise en commun de quelque chose qui touche à l’identité. Serait-ce, comme quand on creuse un tunnel pour s’échapper, d’entendre soudain des sons de l’autre côté, les mêmes grattements que l’on est en train d’effectuer, preuve que l’on va percer, élargir son espace de vie ? Ne serait-ce que l’espace mental. Une autre manière est aussi de faire l’inventaire des traces que la vie laisse à même la peau et qui empêchent que celle-ci puisse se confondre avec une autre, se dissoudre. Cicatrices, tatouages, taches de rousseur racontent autant d’aventures singulières, mouvementées. C’est toute l’histoire, là sur l’épiderme, de leurs échanges avec le dehors et le dedans, avec leur milieu qui les a marquées en surface, en réaction à des agitations intérieures, fragilité et hyper-sensibilités mal contrôlées, inadaptées, blessant et abîmant le dedans. Ça en dit long sur les itinéraires, souvent de cœur, qui les a conduites à se retrouver dedans. Une introduction à la sociologie des accidents.

Cette attention aux rituels multiples – gestes ordinaires, inscriptions, scarifications -, transformée en objet de recherche, de méditation et d’échanges avec une correspondante extérieure, aide probablement aussi à organiser les binômes dans les cellules étroites, donne une discipline commune pour se répartir l’espace. En aidant à se sentir « soi », détenteur d’une intériorité non aliénée par le poids carcéral, on reste (enfin, j’essaie de m’imaginer), capable de se répartir un espace physique réduit, d’y définir un « chez moi » tout symbolique, mais vital. Il faut se sentir attaché à une réalité tangible pour pouvoir se répartir quelque chose à plusieurs. Le mode d’emploi de chaque duo est aussi très ritualisé, découpé en séquences basées sur le respect, l’entraide, la gestion des tensions, des manques et des tristesses. Qui sont omniprésentes. La manière dont ces femmes s’accommodent au mieux de la coexistence est confondant de savoir-faire, de savoir-vivre, d’inventivité bienveillante. Sans doute faut-il être prudent et ne pas voir la globalité des prisons pour femmes à l’aune de ce que montre le groupe filmé dans Ongles rouges. Sans doute est-ce un cas particulier qui résulte de l’impact de certaines activités, de la personnalité de l’animateur et de l’animatrice qui interviennent, là. Il ne faudrait pas croire que ce genre de dispositif est courant, organisé, normalisé. Rien n’est vraiment prévu et quand quelque chose de cet ordre se produit, c’est le résultat souvent d’une initiative militante, singulière et obstinée. La généralisation n’en reste pas moins légitime autant qu’éclairante : il est possible d’humaniser les rapports humains, cela rend la peine à purger plus soutenable, ça n’en reste pas moins une peine à purger, un enfermement éprouvant. Et ces femmes font la démonstration que l’empathie et la solidarité, en lieu et place de la rivalité et la compétition, sont les meilleures manières de s’en sortir. Peut-être que les parties de djembé parlent de ça. Dans les premiers extraits, on peut sentir que c’est noué, noueux, il y a des tensions, des retenues, des suspensions, des explosions arythmiques. Bien que bruyant, c’est plein de non-dit. Et, au fur et à mesure qu’elles apprennent à jouer ensemble, elles construisent une manière d’être ensemble, de former un tout – un contenant rythmique à l’intérieur duquel chacune se sent elle-même, rempart contre l’inanité. Ce sont aussi des exutoires vibratoires où la séparation entre dedans et dehors s’exacerbe dans les gestes, s’estompe dans un nuage assourdissant. Des failles par où les correspondances agissent, apportent du réconfort. Ce qu’elles racontent, individuellement et ensemble, ça ne fait pas que les aider dans l’épreuve qu’elles affrontent, ça nous apporte aussi quelque chose, ça nous apprend des choses. À la limite, et ça frise un peu l’inconvenance, tant pis, elles apportent témoignages et expériences qui aident à mieux affronter nos enfermements, nos prisons transparentes, nos manières rigides d’instituer un dedans et un dehors distincts. Répandre cette réflexion sur la prison via le mode des correspondances, où tout vient de l’intérieur finalement, pourrait-il contribuer à changer la place de la prison dans la société ? Pourrait-on enfermer autrement, en tout humanité ?


Pierre Hemptinne


projection

Le samedi 20 janvier 2018 à 16h30

en présence de la cinéaste et de Nicolas Grolleau, journaliste Cinéma Campus (Radio Campus)

PointCulture Bruxelles
145 rue Royale
1000 Bruxelles

entrée : 3€


Outre cet événement, Ongles rouges sera projeté dans divers lieux, en présence de la cinéaste.

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