Panthère des neiges : rencontres aux sommets avec un fantôme
Sommaire
Attendre était une prière. Quelque chose venait. Et si rien ne venait, c’était que nous n’avions pas su regarder. — Sylvain Tesson
Le paysage est féerique, grandiose, sublime. Aujourd’hui encore, peu d’êtres humains ont l’occasion de l’arpenter, si ce n’est quelques cohortes d’éleveurs et leurs familles et, bien sûr, des aventuriers occidentaux. Assez fous pour y passer des nuits entières tapis dans des anfractuosités, par moins quinze degrés. Dans ce décor exceptionnel, à deux pas du Toit du monde, la roche tutoie les cieux en permanence. Telle est la province du Qinghai, aux confins du Tibet, sous autorité chinoise. Lorsqu’il débarque à Yushu, une bourgade perchée à 3600 mètres d’altitude, l’écrivain français Sylvain Tesson ignore qu’avec ses compagnons d’expédition, il finira celle-ci récompensé de ses efforts. Il la verra, sa panthère ! Il l’observera même très longuement, « mariant la puissance et la grâce, ses reflets électrisant son pelage, ses pattes s’élargissant en soucoupes, sa queue surdimensionnée servant de balancier. L’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre… » (1).
Pourtant rien n’était gagné. Ni pour Tesson, ni pour ses amis, parmi lesquels Vincent Munier, photographe animalier de l’Hexagone réputé internationalement pour ses incursions précédentes - sans douilles ni cartouches - aux pays des ours, des loups, des grues, etc. Ni pour Frédéric Larray, autre photographe animalier fin connaisseur du Tibet, flanqué de notre compatriote Yves Fagniart, dessinateur et aquarelliste, tous deux membres d’un petit groupe parti à peu près à la même époque sur les plus hauts plateaux du monde à la recherche du félin (2).
Une cohabitation harmonieuse
Rien de gagné, donc, parce que la panthère des neiges n’existe plus qu’à raison de quelques milliers d’individus, protégés en Chine seulement depuis une vingtaine d’années. Pour espérer ne fût-ce que l’entrevoir, certains s’y sont cassé les dents - et les rotules - à flanc de coteau, avec 15 kilos de matériel de survie sur le dos, avant de rentrer bredouilles au campement. Rien de gagné, non plus, parce que l’animal hante de gigantesques vallées, camouflé sous un pelage tacheté parfaitement mimétique. Bien que diurne et habitué aux milieux découverts, il peut facilement échapper aux meilleurs limiers naturalistes s’il reste immobile, étendu sur un rocher, à l’affût d’un troupeau de yacks imprudents. Rien de gagné, enfin, parce qu’il ne suffit pas d’avoir une longue expérience de la traque aux mammifères sauvages pour mettre la chance de son côté et coincer l’once dans son viseur (l’once est l’autre nom de la panthère des neiges, Saâ en tibétain). Sans l’appui des éleveurs de ces contrées hostiles, il est impossible de disposer des informations les plus stratégiques : les vallons à bon vent, les postes d’observation les mieux orientés, les caches les plus discrètes.
C’est qu’ils la connaissent depuis des générations, la panthère ! Bien mieux que la connaître, les éleveurs l’acceptent comme un habitant respectable de la montagne, bien qu’elle ravisse chaque année quelque 10 à 15 % de leurs yacks. « Les locaux vénèrent et protègent la panthère, commente Frédéric Larrey. La cohabitation est donc bienveillante. Ce n’est pas qu’ils soient heureux de cette prédation sur leurs troupeaux mais, contrairement à ce qui se passe en France, ils ne veulent pas imposer leur loi à la Nature. S’ils ont des pertes, ils préfèrent invoquer leur propre responsabilité, par exemple le fait d’avoir laissé leurs yacks paître dans une mauvaise parcelle, trop exposée aux fauves. Nous avons, en Europe, mille choses à apprendre d’eux… » (3).
Je suis très admiratif car, face aux prédateurs, les bergers n’ont pas pensé à prendre les armes : ils ne cherchent pas à contre-attaquer mais à s’adapter. — Frédéric Larrey
Édifices sacrés et moulins à prières
Voilà donc les photographes, romancier et dessinateur partis à l’assaut de la montagne. Dès les premiers cols franchis, Fagniart sort ses crayons, cartons et couleurs. Le félin est encore loin et hypothétique, l’aquarelliste s’attache donc à croquer les yacks et leurs propriétaires, les moines croisés en chemin, les édifices bouddhistes (les Chörten) et autres moulins à prières. Sans oublier les drapeaux colorés qui barrent les vallées de leurs longs cordons et soufflent vers les dieux et les passants leurs messages sacrés. L’aquarelliste se régale : bleu des glaciers, blanc des torrents, brun de la caillasse et, surtout, rouge des vêtements et des attelages, la couleur fétiche des Tibétains, car elle apporte chance et prospérité dans les foyers. « J’ai voulu fixer les moments d’émerveillements, où l’œil s’arrête pour capter le moment présent », commente notre compatriote (4).
Il l’avoue bien volontiers : jusqu’à présent, son principal pôle d’intérêt dans l’exercice de son art était l’animal. Pas de place pour l’humain, sinon comme observateur. Mais, ici, à de telles altitudes, c’est l'harmonie homme/nature qui le frappe. « Ermites, éleveurs de yacks et moines bouddhistes cohabitent avec les espèces les plus sauvages et forment ensemble un tout harmonieux. En tant qu’amoureux de la nature, comment pourrais-je les dissocier ? Comment ne pas être sensible à cet immense respect de toute vie alors que, dans nos cultures occidentales, l’homme se place au sommet de la hiérarchie et perçoit sa planète essentiellement en tant que ressource à son profit (…) ? » Sous ses traits et ses courbes, ce n’est pas seulement l’épopée de Tintin au Tibet qui surgit en filigrane sous nos yeux (jusqu’à la fameuse tambouille distribuée aux grimpeurs sous les yeux d’un Capitaine Haddock très sceptique), c’est aussi le bestiaire à plumes et à poils des hautes cimes qui s’esquisse. Tantôt familier (loups, renards, corbeaux etc.), tantôt montagnard (niverolles, vautours, aigles, bharals, pikas, etc). Mais, de panthère, point encore…
L’attente : la patience pour vertu
Tesson, lui aussi, s’immergera longuement dans l’approche et la traque (jusqu’à la 105ème page !) avant de raconter sa première rencontre avec le fauve. Qu’importe : on serait bien resté trois cent pages en compagnie du baroudeur tant il parvient à accrocher son lecteur par ses pensées et ses états d’âme, décrits d’une main de maître. A son actif, trente-cinq années de bourlingage et d’écriture aux quatre coins du monde. Trente-cinq années, aussi, à s’immerger dans les flux grouillants et affolés des régions les plus reculées de la planète. « Je tenais [jusque-là] l’immobilité pour une répétition générale de la mort ». Or voilà soudain l’hyperactif contraint d’apprendre l’affût animalier, statufié dans la roche et le froid pendant des heures, dans l’espoir d’apercevoir enfin la « bête ». Une expérience quasiment initiatique. « Savoir disparaître relevait de l’art. Munier (NDLR : le « patron » de l’expédition) s’y était entraîné pendant trente ans, mêlant l’annulation de soi à l’oubli du reste (…) Nous endurions le froid sans certitude d’un résultat. Au « tout, tout de suite » de l’épilepsie moderne s’opposait le « sans doute rien, jamais » de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable ! ».
Dans son ouvrage le plus récent, Larrey retranscrit ses notes de voyage, jour après jour entre le 17 avril et le 5 octobre 2017, au fil de six « missions » successives. Amateur ou professionnel, tout passionné de nature ou de grands espaces s’immergera facilement dans ses carnets : découvertes prometteuses de traces d’animaux, journées météo pourries et interminables, spectacles animaliers insolites ou grandioses, etc. Le film, qui résume ses huit escapades, le met en scène à la recherche des fauves, chuchotant devant la caméra ou gravissant les versants, plus qu’il n’instruit sur la panthère ou ses mœurs, sinon en les effleurant. Les images sont superbes, surtout lorsqu’elles s’attachent à cette rencontre avec deux jeunes onces de l’année encore un peu ébouriffées. Dans son ouvrage, couronné par le Prix Renaudot 2019, Tesson convoque avec davantage de grandiloquence et d’émotion, lui, les personnages de sa vie réelle (sa mère, une compagne perdue, etc.) et de grands philosophes, artistes ou naturalistes : Aristote, Héraclite, Delacroix, Bosch, Khnoff, Dumont, Lorenz, Hainard, etc.
Avec eux, il s’interroge sur le sens de la modernité et l’une de ses plus douloureuses caractéristiques : l’obsession de maîtriser, détruire et écraser le vivant. « En ce début de siècle 21, nous autres, huit milliards d’humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs (…) Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s’apprêtait à franchir la barre des dix milliards d’individus (…). Si la vie se résumait à l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais (…) la disparition des bêtes s’avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l’indifférence. ‘Demain mieux qu’aujourd’hui’, slogan hideux de la modernité ».
La plume est acerbe, désabusée. Mais souvent drôle et percutante, sculptant dans la terre et dans la roche tibétaines nos névroses d’Occidentaux « embouteillés et obèses ». A l’appui de sa démonstration, Tesson règle ses comptes avec Dieu, les chasseurs, les capitalistes, les pédagogues (« voleurs de gaité chez les enfants »), les taxonomistes… Et, plus loin, parlant de l’Évolution darwinienne et des conflits nés du Néolithique : « Si un Dieu était vraiment à l’origine de ce carnaval, il eût fallu un tribunal de plus haute instance pour le traduire en justice. Avoir doté les créatures d’un système nerveux était la suprême invention dans l’ordre de la perversité. Elle consacrait la douleur comme principe. Si Dieu existait, il se nommait ‘souffrance’ ».
On peut tenir l’affût sous le tilleul en bas de chez soi (…). Dans ce monde, il survient plus de choses qu’on ne le croit. — Sylvain Tesson
Rencontres avec le fauve
Et puis voilà qu’elle surgit enfin sous leurs yeux : l’once ! Merveille de camouflage, deux mètres avec la queue, 40 à 50 kilos de chair et de muscles, capable de somnoler repue jusqu’à vingt heures d’affilée, puis de bondir de plusieurs mètres sur une proie trop confiante. Claquantes et saccadées, les phrases de Tesson flanquent le frisson : « Elle tourna la tête, pleine face. Les yeux me fixèrent. C’était deux cristaux de mépris, brûlants, glacials (…) La conscience met du temps à accepter ce qu’elle ne connaît pas. L’œil reçoit l’image de pleine face mais l’esprit refuse d’en convenir ». Le voilà arrivé au point d’orgue de l’expédition. Tesson, le cassé du dos, le neurasthénique, a atteint son objectif : « renouer avec ma propre part animale ». Expérimenter « cet art de l’intégration, de la dissolution, dans le substrat qu’est l’affût. Moi qui suis dans l’agitation permanente, je n’avais jamais éprouvé ce genre d’usage du monde » (5).
Frédéric Larrey, lui, veut voir dans ses six missions photographiques une « expérience totalement inédite ». Tournant le dos aux clichés flous et brouillons de la panthère des neiges (les premières photos remontent à peine à une cinquantaine d’années), il a pu, pour la première fois, observer et identifier une trentaine d’animaux évoluant dans trois vallées d’un même massif. Il a suivi pas à pas les familles, retrouvé les jeunes tous les cinq mois, approché et « mitraillé » l’animal à des distances extrêmement courtes : jusqu’à douze ou treize mètres, et cela uniquement par approche directe (sans piège photographique) ! Il a même pu jouir, avec ses compagnons, d’une cerise totalement inespérée sur le gâteau animalier : l’observation, pendant toute une journée, du rarissime léopard de Chine du Nord. Une espèce quasiment invisible en raison de ses mœurs nocturnes et de son habitat forestier. Sans oublier les séquences davantage tournées vers les habitants de ces montagnes reculées : la famille de son guide occupée aux tâches ménagères, la récolte des bouses à dos de… femme, les chants traditionnels des éleveurs, les cérémonies religieuses des moines dans leurs temples, etc. Et l’on sourit en voyant cet apprenti moine – douze ans au plus – faire une grimace furtive au cameraman…
Le funambule aux larges pattes se dissimule derrière l’une des mille crêtes parmi d’innombrables massifs. Sera-t-elle une ombre dans la nuit, une silhouette à l’aube ? — Frédéric Larrey
Protection : une nouvelle équation
Odes à la nature, certes, que toutes ces productions filmées, dessinées ou rédigées d’une plume souveraine. Invitations, aussi, à nous pencher sur l’état du monde et d’une mentalité montagnarde « ouverte, douce, gentille, gratuitement accueillante » (Frédéric Larrey) qui, loin de l’Europe, s’efface sous les sabots de la modernité et de l’assimilation. Mais aussi, par petites touches peu démonstratives, une approche des nouveaux contours de la conservation de la nature. Grâce à leur protection, les grands mammifères de ces régions retrouvent des effectifs normaux, les bergers commencent à s’irriter des attaques des ours sur les bâtiments et des habitants font le choix de quitter leurs pâturages. Dans le cadre d’un parc naturel à créer en 2020, des primes seront probablement versées par le gouvernement chinois aux éleveurs dont les yacks seront tués par les panthères. Autant d’éléments nouveaux dans une équation - souvent complexe - de cohabitation homme/animal et de... modernité.
Philippe Lamotte
Journaliste / Ecrivain-Biographe
(1) La panthère des neiges, Sylvain Tesson. Editions Gallimard, 167 p. (2019) (Prix Renaudot 2019).
(2) Si les premiers (Munier, Tesson, etc.) ne font aucun mystère de la zone prospectée lors de leur expédition (la région du Kham et des Monts Kunlun), gardant en revanche le silence sur la date exacte de celle-ci, les seconds (Larrey, Fagniart, etc.) ont été tenus à la discrétion par les autorités chinoises responsables des autorisations de déplacement : pas question de dévoiler dans leur film la zone investiguée, pour des raisons de protection de la panthère. Aucune de leurs productions respectives, par ailleurs, ne fait allusion à l’autre…
(3) Panthère des neiges et Léopard de Chine. Expéditions au Tibet. Journal et film. Frédéric Larrey et Claire Kappler. Editions Regard du Vivant, 157 p. 2019. (Documentaire en DVD joint : 45 minutes)
(4) Tibet. Voyage au pays de la panthère des neiges, Yves Fagniart, Presses Snel (Belgique)
(5) Interview de Sylvain Tesson dans le catalogue Gallimard