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« Parcelles » : entretien avec Anton Kouzemin

Parcelles 1
Fruit d'une écriture collective, « Parcelles » s'approprie le concept de monnaie-dette, dont l'anthropologue David Graeber fut l'un des grands théoriciens. Profondément ancré dans la modernité, tant sur le fond que la forme, le spectacle est joué aux Riches-Claires du lundi 29 novembre au samedi 4 décembre. PointCulture a rencontré Anton Kouzemin, son metteur en scène.


> PointCulture : Peux-tu te présenter succinctement et revenir sur le parcours qui t’a mené à ce projet ?

> Anton Kouzemin : Issu du Conservatoire de Mons, je suis comédien et metteur en scène. Je travaille principalement dans le cinéma et le théâtre. Parcelles est mon premier projet de mise scène professionnellement abouti, en solo. Avant cela, je faisais partie du What If ? Collectif, avec lequel j’ai travaillé sur une création qui s’appelait Homo Virtualis, autour des nouvelles technologies. Malheureusement, ça n’a pas pu aller au bout car il n’y avait pas vraiment de production derrière. Cette expérience m’a permis de comprendre qu’on avait toujours pris la production par le mauvais bout. On commençait par créer des spectacles pour ensuite essayer de les vendre, mais ça ne marche pas comme ça : il faut d’abord vendre le spectacle pour être en mesure de le jouer.

C’est en discutant avec un ami comédien, Maxime Geens, qu’on a décidé de créer une pièce ensemble. Avec Marie-Églantine Petit, l’autre comédienne du spectacle, on a voulu se pencher sur la production d’histoires, sur la manière de les raconter aujourd’hui. Cette réflexion nous a fait dériver sur l’aspect financier, véritable levier qui, consciemment ou non, conditionne le modus operandi de l’écriture. On a établi le constat que, sans argent, on ne pouvait pas raconter d’histoires. Tant qu’on n’a pas de production, on reste dans notre coin. Mais pour obtenir un soutien de la part d’un théâtre, il faut être connu : c’est tout le paradoxe. Les gens les plus engagés, qui tentent de changer les mentalités, qui pensent que le monde a besoin de nouveaux récits, ce sont généralement des jeunes, pas encore institutionnalisés, sans visibilité, ni reconnaissance. On a voulu parler de notre situation : un groupe de gens qui pensent avoir quelque chose d’important à transmettre mais qui n’y sont pas autorisés. Donc, ils cherchent à lever des fonds. C’est un peu nous, mais finalement c’est tout le monde. On est tous dans cette contradiction selon laquelle on veut vivre dans un monde meilleur alors que tout est soumis à une pression économique.

« Les grands médias ont de plus en plus tendance à présenter la technologie de la blockchain comme la panacée pour un futur démocratique. Or, ses dépositaires sont en porte-à-faux avec les idéaux qu’ils prétendent porter. » — Anton Kouzemin


> PC : Vous avez dû reporter le spectacle à plusieurs reprises, à la faveur de la pandémie. A quel point cette période d’arrêt forcé a-t-elle été une opportunité pour faire murir la pièce ?

> A.K. : D’abord, il faut savoir que beaucoup de choses qui avaient été écrites avant le premier lockdown ont fortement résonné avec la pandémie : un besoin de communauté, une question financière et politique omniprésente, … A la base, on avait envie de rendre accessible certains concepts, de lever le voile sur un fonctionnement systémique parfois abscons pour les profanes, moi compris. Durant les premiers mois de la pandémie, cette question de la réappropriation de sujets politiques par la société civile s’est posée. Ça s’est traduit par une volonté accrue de retour à la terre, à des communautés, … Or, c’était précisément là-dessus qu’on travaillait depuis trois ans. Forcément, ça nous a motivé à mener ce projet jusqu’au bout.

Mais j’avais tout de même le sentiment que l’ancienne version du spectacle, celle de 2020, était obsolète. J’avais ce besoin de présenter quelque chose qui soit en phase avec l’actualité, pas juste du réchauffé. En dernière minute, j’ai alors proposé aux comédiens de leur soumettre un nouveau texte. A ma grande surprise, ils ont accepté, alors qu’il ne nous restait plus qu’une semaine de travail à la Maison de la création de Laeken. En ce sens, on est vraiment parvenu à révolutionner notre propre pièce, à la regarder sous un autre angle et à actualiser nos propres points de vue. Notamment sur le traitement des cryptomonnaies, qui relèvent d’une actualité brulante. Même Arte – chaine que j’adorais, il fut un temps – est devenue très consensuelle sur le sujet. Les grands médias ont de plus en plus tendance à présenter la technologie de la blockchain comme la panacée pour un futur démocratique. Or, ses dépositaires sont en porte-à-faux avec les idéaux qu’ils prétendent porter. A travers le spectacle, j’avais envie donner à voir une perspective différente.

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Maxime Geens (comédien) - crédits : Roland Jalkh


> PC : La vidéo, omniprésente dans le spectacle, est au service du propos de la pièce. En parallèle, la mobilisation de concepts contemporains tels que le youtuber, le crowdfunding et les cryptomonnaies finissent d’ancrer le projet dans la modernité. Que peux-tu nous dire de cette concomitance entre fond et forme ?

> A.K. : En préambule, je tiens juste à signaler qu’on avait parlé de cryptomonnaies dans les toutes premières versions de notre spectacle. Le sujet était vraiment au cœur de notre réflexion. A travers les trois actes de la pièce, on a affaire à des gens qui évoluent avec le concept de l’argent : d’abord, on a la monnaie fiduciaire (l’euro), ensuite on a une monnaie-dette corrompue qui est au service d’une arnaque, enfin on a la cryptomonnaie, non étatique. On exploitait déjà ces notions bien avant le boom des cryptomonnaies. La seconde vidéo, celle où je joue un youtuber qui explique la problématique du bitcoin et sa différence par rapport aux monnaies traditionnelles, est très récente. Au début, j’ai failli abandonner l’idée, je me disais que ce serait trop compliqué à expliquer en six minutes. Mais il fallait exploiter le rapport qu’entretenaient les vidéos diffusées pendant le spectacle avec le parcours dramatique de ces trois personnages. A chaque nouvelle capsule, on peut constater une évolution visuelle et esthétique qui raconte le cheminement d’Anton, l’expert « en expertise », un faux expert qui utilise Youtube pour se faire du blé. On passe d’une prise de vue « accidentelle » – une discussion dans un bar –, à un format « youtuber » didactique, pour terminer avec une vidéo carrément sponsorisée par une grosse production, avec des moyens financiers, des travellings, etc. L’idéologie de cette dernière est clairement subordonnée au consumérisme : on est plus dans l’explication, mais bien dans l’incitation à la consommation. L’omniprésence de la vidéo, c’est précisément cela qu’on raconte : un monde prédominé par l’écran, où celui-ci prend totalement le pas sur les individus.

« Le livre de David Graeber sur l’histoire de la dette a clairement été l’impulsion qui nous a mené à faire plonger les pauvres personnages de Parcelles dans une dette absurde. » — Anton Kouzemin


> PC : Un point central du spectacle réside dans l’affirmation selon laquelle le fait de rembourser toutes les dettes aurait pour effet de faire s’effondrer l’économie. Ceci est une référence directe au travail de David Graeber, anthropologue et militant anarchiste américain, notamment son ouvrage titré
Dette : 5000 ans d’histoire. Quelle influence sa lecture a-t-elle eu sur ton propre travail ?

> A.K. : Ça a été fondamental. A l’époque, j’avais contacté David Graeber. Je lui avais parlé du spectacle, qu’il était fortement basé sur deux de ses ouvrages, celui que tu as cité, mais aussi Bureaucratie, l’utopie des règles. Il avait manifesté son intérêt de venir nous voir, vers mars 2020, lorsqu’il était encore de ce monde. La lecture de son travail a été bouleversante, ça te fait réaliser qu’énormément de choses que tu penses savoir ne sont que des préconceptions absolument infondées, démontées de bout en bout par l’anthropologie, la science historique et l’étude de l’organisation des sociétés.

Quand on était à la Maison de la création de Laeken, il y avait un enfant dans la salle – le fils d’une des personnes qui y travaillaient. Après avoir vu le spectacle, il me demande spontanément comment les gens fonctionnaient avant l’existence de l’argent, s’ils faisaient du troc. Ce genre de moment te fait réaliser l’endoctrinement qu’on subit dès le plus jeune âge, à savoir qu’il aurait existé un temps où on était des « sauvages », qui ne connaissaient pas l’argent tel qu’il existe aujourd’hui, obligés de recourir à un système de troc. Graeber réfute totalement cette thèse qui figure pourtant dans tous les programmes scolaires. C’est parce qu’il parvient très bien à mettre à mal ce genre de mythes qu’il devrait être lu par le plus grand nombre. Son livre sur l’histoire de la dette a clairement été l’impulsion qui nous a mené à faire plonger les pauvres personnages de Parcelles dans une dette absurde, qu’ils vont transformer en argent. Cela permettait de déconstruire le mécanisme de création monétaire, qui n’existe que sur base d’une confiance mutuelle. La paternité de l’idée revient clairement à David Graeber.


Propos recueillis par Simon Delwart

Image de bannière : Roland Jalkh

Le spectacle sera joué les mercredis et samedis à 20h30, dans la salle Marion des Riches-Claires (24, rue des Riches-Claires, 1000 Bruxelles).

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