« Pas de retour à l’anormal » : interview de Boris Dambly
- PointCulture : Pouvez-vous dire qui est à l’origine du projet « Retour à l’anormal » ? Est-ce une initiative personnelle avec laquelle vous êtes allé trouver des théâtres, des lieux d’accueil… ou est-ce une initiative des théâtres qui sont venus vous chercher ?
- Boris Dambly : C’est une initiative personnelle que j’ai prise vers la fin du confinement, dans un moment de colère.
J’ai écrit à tou·te·s les directeur·trice·s de théâtre de Bruxelles et de Wallonie, au milieu de la nuit, vers deux ou trois heures du matin, pour leur proposer la construction du slogan, en me disant que je n’avais rien à perdre, et le lendemain matin, au réveil, ma boite était pleine de réponses positives et enthousiastes. — Boris Dambly
D’un coup je devais confectionner plus de cent lettres lumineuses dans le délai le plus court possible. Je me suis dit que je m’étais de nouveau un peu foutu dans la merde. Alors j’ai appelé les copains.
- Vous souvenez-vous du moment du confinement (plutôt au début, en mars ; plus tard ; à la fin, à l’approche du premier déconfinement ?) où l’idée a germé ? Votre espoir ou votre pessimisme quant à la possibilité ou l’impossibilité de sortir de cette crise sanitaire « vers le haut » en en tirant des conclusions et en mettant en place des changements significatifs a-t-il évolué au cours de ces six derniers mois ? Ou avez-vous toujours été plutôt méfiant quant à la possibilité de ce « best case scenario » ?
- À aucun moment je ne doute de la reprise de notre secteur. Ça fait 2500 ans que le théâtre existe, ce n’est pas un virus qui va nous arrêter. On trouvera toujours un moyen de faire ce qu’on a à faire. Par contre je suis plus inquiet concernant les conditions de cette reprise. La façon dont ont été traités les camarades forains de la foire du midi est honteuse : après des mois de négociations sur les conditions d’accueil du public, les autorités de la ville les ont sommés de plier bagage alors qu’ils venaient à peine de finir le montage des attractions. J’ai un peu peur qu’on soit mangés à la même sauce car rien n’est clair. On passe notre temps à faire un pas en avant et deux en arrière. Je prends souvent l’exemple de l’Opéra de Rome, qui a été le seul en Europe à rouvrir cet été car les mesures sanitaires italiennes ont été édictées très tôt et n’ont pas bougé. Le maire de Rome était d’ailleurs très fier et cette réouverture a été très positive pour son image. Je ne comprends pas pourquoi nos autorités ne saisissent pas cette opportunité qui pourrait être aussi bénéfique pour eux.
- Ce projet est-il un projet personnel de Boris Dambly ou un projet du collectif de Boris Dambly, la Ghost Army ?
En ce moment, je préfère signer mes créations avec la Ghost Army plutôt qu’avec mon nom, pour tout un tas de raisons. Une fois que j’ai un projet ou une idée en tête, je préfère la collectiviser et la partager avec les gens que j’aime et que j’estime car je ne vois pas l’intérêt de créer quelque chose seul dans mon coin. Le besoin de se réunir était d’autant plus nécessaire pendant le confinement, où la solitude était accablante.
- L’une des installations / interventions les plus connues de la Ghost Army dans l’espace public consistait en un tank gonflable à l’échelle 1:1. Par un déplacement en termes de matière (le dur et le blindé du métal faisant place au mou et au fragile du tissu), cette œuvre interpellait visuellement, sans besoin de recourir au texte ou à la langue. Ici, avec « Pas de retour à l’anormal » on est dans une phrase, dans la langue française… – même s’il y a aussi un déplacement (une apostrophe, une espace ou non, un e final ou non) qui en change le sens… Pourquoi ce passage de l’image (tridimensionnelle) aux mots ?
- Pour le tank comme pour les slogans, il y a une volonté de sortir des cadres conventionnels des institutions culturelles. Il y a aussi la volonté de détourner la forme d’un objet connu. Pour le tank, on jouait effectivement sur le renversement des matières, du dur au mou. Le détournement du slogan s’effectue au niveau de son utilité. D’un objet d’une propagande commerciale, on a fait un outil d’agitation politique.
Il faut aussi dire que le slogan ne se limite pas à la valeur sémantique : les lettres ont une valeur plastique, elles ont été confectionnées à la main, afin de valoriser l’artisanat plutôt que la production industrielle. Un slogan, qu’il soit brandi en manif ou installé sur le toit d’un bâtiment, est aussi une œuvre d’art en soi. — Boris Dambly
- Vous placez la phrase sur les toits d’une série de lieux culturels (à Bruxelles, à Mons, à Namur, etc.). Il y a déjà beaucoup de typographie dans la ville, de choses à lire pour le passant, entre les enseignes, les publicités, etc. Comment différenciez-vous votre phrase de cette présence de l’écriture commerciale de nos villes ? Ou alors, au contraire, est-ce en partie une ambiguïté qui ne vous dérange pas, qui vous intéresse : vous fondre en partie au sein des autres écritures urbaines ?
- Effectivement, c’est cette ambiguïté qui est intéressante à exploiter stratégiquement. Comment retourner une grammaire contre elle-même? Le langage et l’espace public sont colonisés par la publicité et le néolibéralisme, et il est important pour les artistes – s’ils veulent survivre – de continuer à revendiquer ces deux éléments.
- Vous voyagez de ville en ville pour installer l’œuvre mais y restez-vous aussi un moment pour observer les réactions des passants ?
- Oui, oui, on observe. Dans la rue et sur les réseaux aussi.
- L’installation va-t-elle encore voyager au cours des semaines et mois à venir ?
- Je l’espère. On est ouverts à toutes propositions.
- En tant que scénographe (une partie de votre activité) vous êtes habituellement actif à l’intérieur des théâtres, en leur cœur palpitant, sur scène. Là, vous passez de l’intérieur à l’extérieur, à la limite de leur interface avec l’espace public… Comment voyez-vous ce passage ? Fait-il écho au besoin d’enfin sortir de ses murs après deux mois de confinement ?
- À vrai dire nous n’avons pas le choix. Les mesures que nous imposent, sans concertation, les autorités ne nous laissent pas le choix. Si les théâtres sont fermés alors nous travaillerons sur leurs toits ou même dans la rue. C’est d’ailleurs enthousiasmant de pouvoir réenvisager les conditions de création, en dehors des codes de l’institution. Les choses certes plus précaires, mais aussi plus immédiates, plus réactives. J’espère qu’on pourra garder ces qualités quand les salles rouvriront.
- Sur votre compte Instagram il y a une photo où on retrouve une autre déclinaison du même slogan : une manifestation non pas de Playmobils mais de petites figurines jouets du même genre, dont on ne sait pas exactement s’il s’agit d’une mise en scène de votre fils, de vous-même, de votre fils avec vous…
[Rires !] - C’est le fils de ma compagne qui a réalisé cette manif en Playmobils. Mais je dois avouer qu’on lui a soufflé quelques slogans.
Interview : Philippe Delvosalle
photo de bannière : © Fabian De Backer - Abattoirs de Bomel / Centre culturel de Namur
> site Boris Dambly
Cet article fait partie du dossier Saison 2020-2021.
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