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Pêcher / Filmer : pêche et cinéma documentaire

bannière pêche et documentaire
Tout au long de l’histoire du cinéma documentaire, des films muets des années 1920 à des œuvres de ces dix dernières années, des films importants ont été consacrés à la pêche.

Sommaire

Peut-être parce qu’il y a dans la pratique du documentariste, une part d’incertitude dans ce qu’il va rapporter comme images au moment du tournage qui fait étrangement écho au vécu du pêcheur – surtout dans les formes de pêche traditionnelles, sans soutien important des techniques modernes de localisation des bancs de poissons – qui ne sait jamais exactement quelle cargaison il rapportera en rentrant au port.


1934-1963 – Filmer une pêche traditionnelle qui s’éteint (ou qui a déjà disparu)

En 1963, deux réalisateurs québécois sortent un film au titre évocateur : Pour la suite du monde [Michel Brault et Pierre Perrault]. Sous la beauté poétique de l’expression, s’affirme clairement la visée de leur projet cinématographique : archiver pour les générations futures une réalité en train de disparaître. Ou, dans leur cas précis, recréer pour le cinéma une réalité déjà disparue depuis près de quarante ans : la pêche « à la fascine » du marsouin blanc (ou béluga) à L’Isle-aux-Coudres dans l’estuaire du Saint-Laurent. Depuis les années 1700, les pêcheurs y formaient une « fascine » en plantant plus de 3 000 perches de bois en forme de B dans la vase de l’estuaire en y laissant une ouverture au centre. Les bélugas y entraient à marée haute et s’y retrouvaient captifs à marée basse. Profitant de l’invention au cours des années 1950 d’enregistreurs sonores portatifs de haute qualité (le Nagra, inventé par Stefan Kudelski), les deux cinéastes y prolongent en images une série d’émissions de radio réalisées auparavant au même endroit, pour tourner un film en son direct, laissant la part belle au grain de la voix et à la saveur des accents (« ça fait trente-huit ans que je ne t’ai pas vu, mon vieux ! », s’exclame un vieux pêcheur à l’adresse du cétacé capturé).

BRAULT et PERRAULT - "Pour la suite du monde" - éditions Montparnasse

Gilles Brault & Pierre Perrault / éditions Montparnasse

En 1934, dans une œuvre qui n’est pas juste un film de pêche mais l’évocation de la dure vie d’une communauté insulaire au large de l’Irlande (l’agriculture sur un sol rocailleux particulièrement ingrat y est aussi montrée), L’Homme d’Aran [Man of Aran, Robert Flaherty], le cinéaste reconstitue une pêche au requin qui n’y est plus pratiquée depuis cinquante ans. En amont du tournage de cette séquence, il faut mener une enquête, interroger les anciens pêcheurs, fabriquer à nouveau des harpons qui n’existent plus... En contrepoint de cette rigueur documentaire, Flaherty s’autorise (comme toujours) une série de libertés vis-à-vis du réel et au service de l’efficacité de la narration : la famille filmée à l’écran n’est pas une famille hors du cinéma, le pêcheur principal est un forgeron, etc.

Au milieu des années 1950, dans le Sud de l’Italie (Sicile, Calabre, Sardaigne), Vittorio De Seta filme en dix films de dix minutes non pas un monde déjà disparu mais un monde dont il a le pressentiment qu’il ne durera plus longtemps, qu’il est menacé par la modernité galopante : une société archaïque où l’individu (pêcheur, paysan, mineur, etc.) faisait partie d’un tout, d’une communauté. Au sein de ce corpus, deux splendides films de pêche (à la barque, sans moteur, à la force de la rame) : le harponnage d’un espadon [Lu tempu di li pisci spata / Le Temps de l’espadon, 1954] et la remontée collective d’un filet chargé de dizaines de thons [Contadini di mare / Paysans de la mer, 1955]. Respectant une structure temporelle très simple, déroulant son récit du départ en mer au matin au retour à terre en soirée, l’architecte de formation saisit particulièrement bien les ruptures de rythmes et de vitesses, les passages brutaux de l’attente (on scrute, on fait la sieste, on casse la croûte) à la frénésie de l’action. Tournant en solitaire et ne bénéficiant pas encore du Nagra lui permettant le son direct, De Seta construit minutieusement d’impressionnantes bandes-sons qui apportent beaucoup à l’aura de ses films : un montage artisanal de voix, de cris, de chansons populaires enregistrées en différé et visant non l’exactitude documentaire mais la restitution suggestive d’une atmosphère, d’un sentiment, d’une émotion.


1966–2012 – Les rythmes fous et les sons tonitruants de la pêche industrielle

À peine trois ans après le reenactment de la pêche au béluga sur le Saint-Laurent, le Français Jean-Daniel Pollet – connu pour une œuvre très contrastée entre films de danse burlesques et poétiques et films-essais radicaux – reçoit une commande d’un syndicat de morutiers : filmer une campagne de pêche de leur bateau-usine au large du Groenland – idéalement pour pousser des jeunes à s’enrôler à leurs côtés. À bord le cinéaste découvre une réalité particulièrement dure qui l’empêche de respecter les termes de la commande.

C’était Renault, en pire ! — Jean-Daniel Pollet

POLLET "Les Morutiers"

Dans Les Morutiers [1966], Pollet répond à ce malaise par les moyens du cinéma, en travaillant les images (souvent sanguinolentes), le son (souvent assourdissant), le montage et des contrastes qui en disent long. Après une courte introduction en noir et blanc qui, via une voix off, s’acquitte de la part informative du documentaire (« Un million de cabillauds qui sont devenu 800 tonnes de morue salée ou de morue congelée qui va être entreposée puis, suivant les cas, séchée ou resalée »), le film bascule vers la couleur et une approche beaucoup plus sensorielle, où les voix et le vécu des pêcheurs prennent la place de la docte voix off initiale. Plus tard dans le film, le cinéaste met en tension bande-son et images via un air guilleret à l’accordéon écouté par les marins et le montage frénétique de divers moments pénibles de leur travail.

Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel sont anthropologues et cinéastes. Le premier, persuadé que l’ethnographie classique – basée essentiellement sur une restitution écrite – s’éloigne trop du vécu, de l’expérience du terrain, a fondé le Laboratoire d’ethnographie sensorielle à l’université Harvard. Pour Leviathan, ils embarquent à bord d’un chalutier de New Bedford (ancien port baleinier, où commence Moby Dick de Herman Melville) qui pratique la pêche intensive au large des côtes du Massachussetts. Les pêcheurs y travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les cinéastes tournent vingt à vingt-deux heures par jour. Ces derniers utilisent eux aussi en partie une avancée technique en matière d’allègement significatif du matériel, non plus au son comme avec le Nagra, mais à l’image : ils fixent une série de caméras miniatures GoPro (utilisées par exemple pour les sports extrêmes, le skateboard, le mountain bike, etc.) à bord du bateau et sur les pêcheurs eux-mêmes. Ceux-ci oublient vite ces caméras qui pèsent quelques dizaines de grammes pour quelques centimètres, et vaquent simplement à leurs occupations. De retour à terre, Castaing-Taylor et Paravel montent une partie de cette énorme quantité de rushes en cherchant avant tout à restituer une expérience secouante où le spectateur est emporté par un véritable flot d’images et de sons.


2009-2021 – Industrie du poisson et pêche artisanale, une concurrence sans appel

Un enchevêtrement de dizaines de bateaux de pêche en bois. En contraste, quelques plans plus tard, au début du documentaire Les Damnés de la mer [Jawad Rhalib, 2009], à peine une demi-douzaine de poissons proposés à la vente sur un sac en plastique. Le cinéaste engagé belgo-marocain rapporte le témoignage des pêcheurs d’Essaouira, « ex-plus grand port sardinier du monde » sur la côte atlantique du Maroc, victime de la pêche industrielle (russe, notamment) qui pille les ressources (« En 36 heures, un chalutier pêche 400 tonnes, volume impossible à pêcher en un mois par tous les bateaux d’Essaouira ») et condamnés à aller jusqu’à la frontière mauritanienne pour espérer une bonne pêche.

Le titre du film de Rhalib pourrait aussi très bien convenir à une séquence de pêche du film récent Icare ou La Mesure des choses [2021] du Montois Patric Jean. Filmé dans un format d’image de type CinemaScope, très cinématographique, le documentaire est un portrait multi-facettes de la Méditerranée, espace mythologique entre deux continents où se croisent marins, migrants, touristes, biologistes, etc. Toujours au Maroc, mais sur la côte Nord du pays et une dizaine d’années après Rhalib, Jean enregistre à terre, au port et en mer le témoignage d’un pêcheur qui ne peut se résoudre à quitter ce qui représente pour lui plus qu’un métier malgré l’impossibilité d’en vivre.

J’ai commencé à pêcher à l’âge de huit-neuf ans. Je suis né avec la mer, je mourrai avec la mer. (…) Récemment, on a passé neuf jours en mer et on a pêché deux poissons qu’on a vendus 37 dirhams, soit 4 euros. — un pêcheur


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Philippe Delvosalle

article par à l'origine dans la revue Lectures.Cultures n°31 (janvier-février 2023)

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