Personnages transgenres au cinéma et à la télévision : entre dérision, caricature et empouvoirement
Sommaire
A l’aube de la décennie ’90 – époque où les personnages de fiction transgenres sont au mieux présentés comme des bêtes de foire, au pire comme des individus psychotiques – démarre la diffusion de la série télévisée Chroniques de San Francisco. La logeuse de pension Anna Madrigal y devient la figure tutélaire de locataires marginaux aux destins croisés dans le contexte de la contre-culture des seventies aux Etats-Unis.
Femme trans vieillissante, Anna est dès lors loin d’être réduite à son processus de transition, celui-ci n’étant en rien le cœur du récit. Par l’autonomie et la sagesse qui la caractérise, elle constitue un modèle positif et, eu égard à la représentation biaisée de la transidentité à la télévision en son temps, éminemment avant-gardiste.
Toute valorisante qu’elle soit pour une communauté trans relativement invisibilisée dans le paysage de la fiction audiovisuelle, Anna Madrigal ne constitue pourtant qu’une exception en matière de représentation des identités trans. Il suffit de voir le traitement qui en est fait dans Boys Don’t Cry, long-métrage paru la même décennie et devenu normatif dans la façon dont le cinéma s’empare de la question. Jeune adolescent transgenre à la dérive, le personnage de Brandon Teena n’y a pas vocation à incarner autre chose que le souffre-douleur d’un microcosme rural inéduqué qui amalgame homosexualité, travestissement et transidentité en un fâcheux embrouillamini d’intolérance et d’incompréhension.
Bien sûr, il paraît légitime en tant qu’artiste engagé·e de désirer faire la lumière sur le chemin de croix que sont souvent les parcours trans. Mais de telles représentations reconduisent ad aeternam le stéréotype de la personne trans martyre, tant et si bien écrasée par ses antagonistes cisnormatifs qu’elle en est rendue incapable d’auto-détermination, la mort étant in fine, pour le personnage de Brandon Teena, l’aliénation suprême.
(In)validation
Il serait vain de recenser le nombre de productions récentes dont l’enjeu scénaristique repose encore sur une dialectique de rejet ou de relative acceptation quant à des personnages qui, s’ils ne manquent pas de s’affirmer dans la marge, en sont néanmoins réduits à bâtir leur identité en opposition au groupe cisgenre dominant.
A cet égard, on peut évoquer Une femme fantastique, de Sebastián Lelio, au sein duquel la chanteuse lyrique Marina Vidal possède les attributs ambivalents d’une victime héroïque essuyant avec dignité les avanies à connotation satanique dont on la gratifie tout du long. Sans que ne lui soit autorisée la moindre respiration, si ce n’est ce refuge précaire qu’est pour elle son art.
Dans la série Pose, le voguing met en lumière la mise au ban des personnes trans au sein même d’une communauté LGBTQIA+ hiérarchisée dont les hommes gays cisgenres occupent le sommet. Une fois envisagé de façon macroscopique, l’environnement qui voit briller les artistes trans de la ball culture ne constitue en fait que la périphérie d’un cadre plus large vers laquelle celleux-ci sont inexorablement relégué·es.
D’acceptation il ne sera donc question, à l’inverse de ce que fait Laurent Micheli avec Lola vers la mer, ménageant à ses spectateurices une échappatoire salutaire par la réconciliation finale entre une jeune femme et un père désemparé face à sa transition.
Cis gaze : miroir déformant des réalités trans
Tout aussi questionnables, les exemples de personnages trans construisant leur identité non plus dans un climat de répudiation ostentatoire, mais précisément à l’aune des attentes conformistes d’une société qui tout au plus les tolèrent, contribuent à limiter les réalités trans à une métamorphose physique ne rendant que trop peu justice au cheminement intérieur concomitant.
C’est particulièrement le cas dans The Danish Girl, dont l’arc narratif principal et quasi exclusif consiste à ramener la transition de Lili au protocole médical sans lequel elle ne se sentirait pleinement femme.
Quant au Girl du Belge Lukas Dhont, s’il semble vaguement chercher à retranscrire la psyché de Lara, danseuse classique en butte aux regards de ses homologues cisgenres, le film ne parvient réellement qu’à essentialiser sa transition à un parcours médicalisé.
Une problématique que la série Euphoria choisit précisément d’interroger dans un épisode spécial centré sur Jules, interprétée par l’actrice et mannequin transgenre Hunter Schafer. Co-scénariste pour l’occasion, cette dernière propose une réflexion aux accents autobiographiques quant à sa démarche de transition. Au fil d’un échange avec sa thérapeute, Jules est amenée à remettre en cause les fondements de sa conquête de la féminité : ne serait-ce pas cette dernière qui aurait fini par l’assujettir à ses diktats ?
Notons que cette séquence, déployée en dehors de la linéarité narrative de la série, constitue l’unique moment où Sam Levinson, son créateur, fait de la transidentité l’attribut central de Jules. Au-dedans, ses interlocuteurices lui renvoient l’image qu’elle désire refléter : celle d’une simple adolescente, indépendamment de toutes considérations liées à sa transition. Par-là, la série pose un nouveau jalon dans le traitement de la transidentité à la télévision, près de trois décennies après Chroniques de San Francisco.
Se dévoiler : un enjeu scénaristique
Comme le soulève le film documentaire réalisé par Sam Feder, Identités trans : au-delà de l’image, le fait de révéler sa transidentité à son entourage, lequel s’estime le plus souvent dupé, relève aujourd’hui d’un trope télévisuel et cinématographique largement critiqué par la communauté trans, avec en tête de file des actrices comme Laverne Cox et Jen Richards.
Et ce à plus forte raison qu’un tel ressort narratif présuppose généralement le caractère problématique de l’aveu.
Par conséquent, là où Transparent – bien que nuancée dans sa retranscription d’un vécu trans – décide justement de bâtir son édifice narratif sur le coming out d’un père à ses trois enfants adultes, une série comme Umbrella Academy prend l’exact contre-pied lorsqu’il s’agit de procéder à la transition de Viktor Hargreeves dans la sobriété d’un non-événement.
A n’en pas douter, Elliot Page – connu antérieurement sous le nom d’Ellen Page et ayant rendu publique sa transition pendant le tournage de la série – a pu imprimer sa patte sur le scénario, faisant advenir dans la fiction ce qu’il aurait apprécier voir se réaliser dans la réalité : une annonce de nature à n’occasionner aucune espèce de déflagration pour son entourage, aspiration dans laquelle beaucoup de spectateurices trans se sont manifestement reconnu·es.
Alternatives opportunes, récits de demain
On le voit, les lignes cinématographiques et télévisuelles tendent à bouger, faisant émerger de nouveaux motifs, plus bigarrés, moins archétypaux. A ce titre, on se doit de mettre au crédit de Céline Sciamma le très précurseur Tomboy qui, s’il se heurte malgré tout à l’écueil de la confrontation cisnormative, parvient (dès 2011 !) à capturer les prémisses d’une dysphorie de genre dans ce qu’elle contient de plus intangible.
Le prisme y est celui de l’intimité d’un enfant dont l’identité s’exprime si spontanément qu’elle transcende peu ou prou toutes considérations d’ordre physionomique, même si cette dimension ne pouvait être totalement éludée. Une approche qui permet à la réalisatrice de laisser filtrer l'itinéraire intime de son personnage au travers d’une enveloppe corporelle dont elle se garde bien de faire le véritable enjeu.
Quant au Tangerine de Sean Baker, s’il y est brièvement question d’un processus médical impliquant l’administration d’hormones, le film ne fait de cette donnée qu’une caractéristique secondaire de ses protagonistes.
Et alors même qu’il place sa caméra au diapason de deux amies – prostituées trans afro-américaines d’un quartier populaire de Los Angeles – le cinéaste réussit le petit exploit de rendre compte d’une condition extrêmement précaire sans jamais faire de ses héroïnes de simples proies passives de la violence systémique qu’elles endurent, tant du fait de leur transidentité que de leur statut social.
Celles-ci nous apparaissent donc relativement empouvoirées, à la mesure du contexte particulier de leur asservissement à un patriarcat nécessairement transphobe et raciste. Selon cette vision positive – encore relativement inédite – des figures trans, Sean Baker a le mérite d’établir un nouveau standard en matière de représentation trans, rien de moins.
En ce sens, il est à espérer que des productions futures prennent appui sur ce type de personnages souverains. Fortement inspirateurs, ceux-ci parviennent non seulement à rendre pleinement opérant leur processus de transition, mais surtout à se singulariser en dehors de ce sempiternel cis gaze, encore trop souvent consubstantiel aux schémas narratifs en vigueur jusqu’alors.
Simon Delwart
Dans le cadre d'un partenariat avec le Théâtre des Tanneurs à l'occasion de la programmation de "The Making of Pinnochio" de Rosana Cade et Ivor MacAskill.