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Plasticité des Haunted Algorithms (Galerie Ygrec, Paris)

Haunted by Algorithms - Galerie Ygrec, Paris
De jeunes artistes intègrent les algorithmes à leurs créations plasticiennes. Cela réveille tous les fantômes que charrient les flux d’informations, rationnelles ou non, qui nous traversent. Et la sophistication technologique questionne aussi nos relations à l’environnement, aux autres formes du vivant.

À quoi ressemble une exposition de plasticiens qui s’emparent des algorithmes ? Quelle est son utilité, sa pertinence ou impertinence ? Comment cette chose protéiforme, mathématique et invisible peut-elle se matérialiser ? S’agit-il de la mettre en question pour annoncer des lendemains qui chantent ou au contraire de démasquer l’occulte mise en forme totalitaire à laquelle elle se livre ? Approche critique ou célébration transhumaniste ? L’exposition Haunted by Algorithms échappe à ces dilemmes, brouille les pistes, aborde le matériau algorithmique, ainsi, mais surtout sous d’autres angles. La plasticité du flux algorithmique et son influence sur le design de toutes choses, matérielles ou immatérielles, organiques ou inorganiques, se révèlent selon diverses configurations hybrides, techniques et poétiques. L’algorithme et le numérique ne sont pas abordés comme une entité distincte, actuelle, mais en la connectant à des équivalences qui traversent les siècles, replacés dans des narrations plus longues et chaotiques, les échanges avec les mondes parallèles, le dialogue avec les morts et les esprits, la circulation de langues inconnues traversant les nôtres et selon un élargissement illimité du marché symbolique. En lieu et place d’un monde que les algorithmes sont censés rendre archi mesurable et rigoureusement computationnel, quasi fini, les installations mettent en scène divers processus où, si la machine tourne en rond, c’est surtout pour mieux dérailler, s’affoler, restituer de l’imprévu, l’effrayant comme le réjouissant, renouer avec l’indéchiffrable.

Haunted by Algorithms (2) - Galerie Ygrec, ParisTechnologie et environnement. Entrer en langue avec les autres espèces.

Si la manière de se connecter à l’imaginaire est typiquement technophile, comme ces écouteurs reliés à un capteur enfoncé dans le mur, l’histoire que l’on y entend relève d’un genre classique et est représentative en grande partie de l’imaginaire qui baigne l’exposition collective : récit d’un voyage où des explorateurs découvrent une nouvelle espèce et expérimentent la communication inter-espèce. Ce fantasme de la communication inter-espèces est traité par plusieurs des artistes rassemblés dans cette exposition. Par exemple, la collection de disques de Gauthier Tassart, regroupant des enregistrements de chants d’oiseaux, des méthodes pour faire parler son perroquet ou comprendre et se faire comprendre par son chien, se construit comme cet étonnant transfert d’une transcription de chants de rossignols  édités en 1810 par J.M. Benchstein et qui aurait inspiré Kurt Schwitters dans ses collages et poésies bruitistes. Tout un cheminement qui trace des correspondances entre êtres sensibles de natures différentes. Dans la même lignée, Astrid de la Chapelle établit des tableaux presque cubistes dont les lignes et brisures, les harmonies entre formes éclairent l’action diplomatique des mondes ornithologiques. C’est une transposition graphique d’échanges entre deux oiseaux chanteurs, une fauvette et une rousserolle, dont les propos concernent l’obligation de s’adapter aux dégradations environnementales générées par l’homme. Ce qui nous renvoie à l’obligation de se concerter entre toutes les espèces, et pas seulement entre humains, pour dégager un mode d’être écosystémique capable d’enrayer la catastrophe climatique. La solution ne se trouvera qu’en intégrant les autres espèces au fonctionnement démocratique, grâce à un « algorithme permettant de faire converger captation et transcription spatiale, analyse des expériences subjectives et traduction anti-spéciocentriste ». La technologie n’est plus envisagée pour soumettre la nature mais comme prothèse pour que l’homme puisse échanger et réellement prendre en compte les savoirs et les souhaits des espèces qui l’environnent. Des avancées concrètes en ce sens sont présentées grâce à l’application de Jean-Louis Boissier, #Ubiquité. Celle-ci permet de détecter ce qui nous échappe à l’œil nu, le langage géométrique des plantes. Par exemple, les papyrus émettent des signes « qui renvoient plus fondamentalement à leurs comportements, à leurs échanges, à leurs architectures ». Ces signes seraient perçus directement par le cerveau, alimentent des « systèmes d’intellection distincts des langues » qui échappent aux radars de la conscience tout en participant aux facultés d’écriture. L’artiste s’applique à concevoir des interfaces technologiques pour rendre perceptibles ces systèmes, en isoler les structures rudimentaires, et ainsi élargir l’horizon sensible, augmenter l’empathie avec les plantes qui nous parlent. D’une certaine manière, Worms.txt, applique une recherche similaire aux lombrics. Enfermés et nourris dans une urne remplie de compost, leurs tortillements naturels « produisent des vibrations électriques qui sont traduites en écriture poétique. » En un an, cela donne plus de 9000 pages. Le circuit est là, sous nos yeux, dans la pénombre, l’urne pleine de vie, les capteurs et traducteurs, et sur le mur, des pages couvertes d’écritures. Ca ne pourrait être que gadgets mais comme n’importe quelle œuvre, celle-ci s’interprète. L’urne, symbole de la mort, contient le vivant au-delà du vivant, l’invisible vif. Et, pour qui a l’habitude d’écrire, c’est un exercice qui fait surgir, de la plume ou du clavier, des mots, des images, des phrases et des musiques, non envisagés, qui surprennent la personne même qui en constate la résurgence, relevant aussi de la rémanence. Nos vers internes et leurs secousses électriques produisent en continu du texte qui, à un moment ou l’autre, vient donner corps et sens aux mots conscients, réfléchis, que l’on aligne pour saisir quelques idées fugitives.

Les algorithmes, monde à part, interfaces poétiques aussi

Si, dans la scénographie, l’œil repère bien quelques objets typiques de l’art, dessins, peintures, l’ensemble ressemble plus à un laboratoire, avec ici et là, des ordinateurs, des câbles et des écrans rassemblés en protocoles d’expériences. Et souvent comme des processus initiés par l’artiste qui signe l’œuvre, mais qui semblent vivre de leur propre vie, œuvres connectées. Ainsi cette installation qui retraite en permanence les « titres d’articles » puisés dans la presse spécialisée sur l’art, le numérique et l’activisme et, brassant et mélangeant tous ces énoncés, formule des concepts de création, de manière aléatoire. Les intitulés lumineux, plastiques, tournent, ventilent, crée l’illusion de « pouvoir augmenter les capacités imaginaires » et « d’accélérer les avant-gardes artistiques ». Certains dispositifs offrent de tester concrètement la plasticité de nos récepteurs neuronaux, d’entendre littéralement comment les neurones réagissent, réceptionnent un son, une vocalise, entendre comment ce que l’on écoute, langage ou musique, fait crépiter notre appareil mental. Cela, pas loin d’une mise en abîme sidérante, où des robots filment des animaux qui eux-mêmes, équipés de caméras, filment les robots les filmant. Animaux domestiques et créatures artificielles créées par l’homme. Ce qui engendre une sorte d’effroi entre hilarité et impossibilité de déterminer finalement qui regarde qui et pourquoi, cela renvoyant vers une sorte de métaphore de notre quotidien où des millions d’humains, nantis de caméras et d’objets connectés, filment, échangent, reçoivent et envoient des signaux, machinalement, par automatisme, robotisés. Comment les ordinateurs nous ressemblent de plus en plus, ayant intégré schémas et structures mentales de l’humain, c’est ce que nous montre Dataghost 2, image d’une machine qui, en recherche de conscience, se met à pratiquer l’introspection, cultive frénétiquement la réflexivité sur ses propres activités internes. Elle produit peu à peu une exégèse délirante et infinie des textes codés qu’elle génère, en appliquant au langage informatique des transpositions inspirées de « l’herméneutique de la Kabbale, et plus particulièrement des techniques de la Gematria » (système d’interprétation qui additionne les valeurs numériques attribuées aux lettres et aux phrases, ce qui est une autre sorte d’obsession computationnelle). Les instruments de la rationalité cognitive, les ordinateurs, sont happés par les mystères des premiers textes et l’ensemble se regarde, plastiquement, comme le tableau des circuits jamais au repos de l’insomniaque soumis aux angoisses métaphysiques. Et comment les ordinateurs se livrent finalement aux mêmes rêveries que les nôtres, ou viennent les relancer, leur donner un sens nouveau, c’est ce que laisse entrevoir Faces in the Mist. On a tous rêvassé, allongé au sol, en regardant passer les nuages, essayant d’y deviner des formes, d’y reconnaître des visages. C’est exactement cette activité immémoriale, probablement aux fondements de bien des créations imaginaires de l’homme, que formalise cette application : utiliser un « programme de reconnaissance faciale pour détecter des formes signifiantes dans un flux nuageux informes. » L’outil, très sophistiqué, s’apparente aussi aux bricolages spirites, en vogue dans certains salons du XIXe siècle, pour convoquer les esprits. La machine a intégré une grande quantité d’informations physionomiques issues d’une base de données de « personnages historiques impliqués de près ou de loin dans la manipulation du climat ». Cette interface machinique et poétique va effectivement faire apparaître ces visages dans le chaos nuageux. Le monde est hanté, habité.Qu’il s’agisse des papyrus, des nuages, des lombrics, du chant des oiseaux, de l’ordinateur se livrant à sa propre exégèse, toutes ces œuvres inventent des formes pour restituer les écritures et oralités polyphoniques qui tissent la complexité du vivant. Ce qu’ont toujours cherché aussi à saisir les formes d’écritures automatiques, l’utilisation de l’aléatoire dans des démarches raisonnées. Il y a, pour compléter Haunted by Algorithms, une très belle production éditoriale d’étudiants, malheureusement non disponible à la vente. Par exemple « Bafouille algorithmique du bigophone », ou « Siri, mon amour », « journal des échanges entre l’auteure et Siri, l’assistant vocal de son iPhone », ou encore « La comédie (non-) humaine », « pièces de théâtre générée avec différentes bots conversationnels ».

Haunted by Algorithms (3) - Galerie Ygrec, ParisUne galerie d’art au cœur d’une utopie des communs

L’ensemble est présenté par la galerie Ygrec ENSAPC qui expose exclusivement les travaux des élèves et professeurs de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy. C’est dire si elle porte des points de vue en gestation, des regards jeunes sur le monde. Cette galerie se situe dans un vaste site baptisé Les Grands Voisins, occupation temporaire d’un ancien hôpital et de plusieurs autres bâtiments par trois associations, Aurore, Plateau urbain et Yes We Camp. Un village utopique qui héberge des sans-abri, des migrants, accueille des ateliers d’artistes, des circuits économiques courts et alternatifs, des recycleries, des crèches, des entreprises solidaires, des potagers collectifs, des galeries d’art, des espaces de détente, un lieu de restauration, une ruche pédagogique, une serre aquaponique… Plus de trois hectares qui fabriquent du commun.


Pierre Hemptinne


exposition collective Haunted by Algorithms
Jusqu'au 5 mars 2017

Les Grands Voisins (Galerie Ygrec)
Ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul
82, Avenue Denfert-Rochereau
75 014 Paris


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