Poétique de la réalité virtuelle : Living Pages de Maxime Coton
Sommaire
Où êtes-vous ? Est-ce un vide, une page blanche, un au-delà ? Qui êtes-vous, petites filles des cathédrales, petits-fils des cathédrales ? Où se cache votre foi ? Et la teinte de votre peur ? Qu’entendez-vous — Extrait de Living Pages
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui »
Il y a peu d’occasions d’expérimenter un rapport aux objets numériques pour y trouver des possibles qui ne seraient pas déjà inscrits dans leurs programmes et prescriptions. Non plus se laisser designer par les interfaces techniques, mais agir sur elles et les transformer en « autre chose ». S’agissant des liens entre écriture et numérique, lecture et numérique, livre et numérique, Living Pages de Maxime Coton est à la fois une immersion troublante dans la virtualité sous toutes ses formes – rappelant que le virtuel ne relève pas que du domaine numérique – et un outil pour réfléchir nos relations aux technologies numériques, à partir d’un appui sensible décentré, dépaysé, en quelque sorte, au cœur même de tous nos paysages connus.
Le 11 mai à la Maison des associations d’Anderlecht, deux des concepteurs de Living Pages en proposaient une version à tester. L’appareillage se résumait au minimum : un ordinateur et un casque de réalité virtuelle. Mais des croquis traînent sur la table et Maxime Coton explique que le dispositif technique sera incorporé à une chaise-bibliothèque, où s’installer confortablement et bouquiner, feuilleter des ouvrages. Prendre le casque, décider d’explorer le poème virtuel s’inscrira au sein de multiples petits gestes par lesquels tout lecteur et lectrice organise son passage de la vie ordinaire à la vie de lecture. Il ne doit pas s’agir d’une rupture. Le désir de poésie doit recouvrir la simple curiosité suscitée par l’objet technique « innovant ».
La chair de Living Pages est la production d’images, mentales ou autres, individuelles ou collectives, issues de flux subjectifs et circulant de subjectivité en subjectivité, telle qu’elle se produit en amont de toute écriture et s’y matérialise sous une certaine forme et telle qu’elle (re)surgit dans le temps de la lecture, pendant et après. Et, une fois coupé du monde environnant par la pose du casque de réalité virtuelle, dès que les premiers éléments du poème affluent et captent l’attention, en même temps que démarre l’entrecroisement de texte, de sons, d’images, en une scénographie totale d’un fragment d’imaginaire, on sent que notre propre capacité à produire des interprétations personnelles du monde, spontanée et réfléchie, est stimulée, au taquet. Mais comme perdue dans un univers trop vaste, dans une démesure qu’il faut amadouer. On ne sait plus où regarder, où entendre, c’est devant, derrière, en dessous, au-dessus, à gauche, à droite. D’abord, réapprendre. « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » mallarméen prend à la gorge en version inédite. Dans une étrange mise en abîme qui fait oublier la présence de la machine : ce que l’on s’apprête à recevoir ne concerne pas tellement l’appareil, mais ce qu’il permet de faire se soulever en nous.
Le projet de départ touche à la préoccupation autour de laquelle tournent tous mes projets : peut-on penser la littérature avec les technologies, qu’est-ce que les technologies apportent à la littérature ? Et dans ce cas précis, est-ce que je peux envisager un environnement en réalité virtuelle, qui ne créerait pas un imaginaire, mais serait un réceptacle aux imaginaires de l’auditeur, de celui qui reçoit le poème. Et du coup se pose la question centrale de la poésie, qui est aussi celle du cinéma, qui est le rapport entre le texte et les images, qu’elles soient produites par l’imaginaire du spectateur ou qu’elles lui soient proposées. Est-ce qu’il y a une justesse qui peut être trouvée là-dedans ? L’idée n’était pas de le faire en utilisant un poème de Victor Hugo, mais avec un poème qui embrasse cette thématique dans son contenu même. Peut-on encore parler de virtuel quand on parle de numérique ? Est-ce que le réel n’est pas aussi, aujourd’hui, ce qui se passe dans l’espace numérique ? C’est ce dont parle le poème. — Maxime Coton
Et cela s’inscrit dans un champ d’action plus vaste et déjà ancien dont parle Jacopo Rasmi à propos de Vilém Flusser : « Flusser adressait la question du partage entre le vivant et l’artificiel au milieu de créations artistiques, comme s’il confiait à l’ensemble des créations artistiques (autant professionnelles qu’ordinaires et anonymes) l’entretien de cet élément ingouvernable et commun des vies qu’aucune simulation artificielle ne peut absorber. » (Multitudes 74, Printemps 2019)
Page blanche
Le visuel de Jamil Medahoui est d’une étrange texture, sans rien du côté désincarné des images de synthèse. Il est une incroyable plongée au cœur de la page blanche. Celle qu’affronte l’écrivain. Celle que tout lecteur aperçoit sous le texte qu’il lit et qui est la surface où il en projette sa vision. Comme une peau dans laquelle un microscope nous fait pénétrer et qui se décompose en véritable forêt de micro-éléments, la page blanche se révèle parcourue de structures mobiles, de mémoires de lignes de fuites en tous sens, de constructions éphémères qui surgissent et s’évanouissent, cosmogonie de points de convergence et de divergence. La page blanche est déjà, en elle-même, palimpseste de toutes les pages blanches qui l’ont précédée. Toutes écritures, toutes lectures s’entrecroisent, construisent une trame qui relie les imaginaires. Toutes les pages blanches qui ont donné naissance, ensuite, à la multitude des livres, défilent, dessinent les contours mobiles d’une cathédrale enfouie, fantomatique. Le poème virtuel – texte, sons, images, spatialisation – nous conduit au cœur même de ce que construit la lecture, de ce qui se construit à travers nos lectures, recoupant celles d’autres, passées, présentes, à venir.
Nos préoccupations, en faisant ce poème de réalité virtuelle, étaient de trouver l’essence de la poésie dans un espace virtuel. Ça veut dire quoi ? L’idée est de proposer quelque chose de linéaire – dans un poème, il y a toujours un début et une fin –, c’est important, ce n’est pas une installation qui tourne en boucle, avec des mots qui sont toujours les mêmes, sur papier, dans la bande-son, mais qu’on peut expérimenter chaque fois différemment, pour peu que l’on soit réceptif au poème. — Maxime Coton
Et l’essence de la poésie hante l’immersion dans Living Pages, du début à la fin (11 minutes). Surtout par la sensation de spatialisation sans bornes, le vide sidéral d’où les choses surgissent, vers nous-mêmes, de nous-mêmes, tournés vers cet infini intérieur-extérieur d’où naissent les imaginaires. L’aspect important est donc qu’à chaque fois que l’on retourne dans Living Pages, on y découvre autre chose. Cette multitude poétique ne correspond pas à l’interactivité conventionnelle. Dans le cas de Living Pages, elle est déclenchée inconsciemment par le regard de l’utilisateur au lieu d’être commandée par des boutons ou des manettes.
L’intention est que l’utilisateur ne sache plus si les modifications sont déclenchées par lui. Concrètement, ça se passe avec des trackeurs. On définit certaines zones qui, regardées, génèrent des modifications dans l’environnement. Et cela doit se passer de la manière la plus intuitive possible. L’idée n’est pas que la personne sache qu’il y a de l’interactivité, l’idée est de donner envie de revenir à cette expérience et qu’à chaque visite, ça soit différent. C’est pour cela que l’interactivité n’est pas ce qui structure le projet. — Maxime Coton
On lit avec tout notre corps
Cette manière de faire évoque la dynamique immersive qui prélude à tout travail d’interprétation, centrée, certes sur le texte, mais nourrie de tous les éléments périphériques, au sein de la mémoire ou de l’environnement extérieur immédiat qui font varier l’attention, y apportent des éléments hétérogènes, des associations d’idées ou d’émotions et qui font qu’à chaque lecture, la compréhension variera aussi. Réitérer ses trajets dans Living Pages, c’est prendre conscience des modifications que notre attention, volatile, excitée par tous les événements périphériques, ouvre une relation plus riche avec cette dimension : on lit avec tout notre corps.
Living Pages stimule autrement, dans une autre posture, par l’intermédiaire de prothèses et de programmes, les éléments qui tissent notre relation à la littérature. C’est un outil idéal pour mettre en débat littérature et numérique.
Moi, en tant qu’artiste au XXIème siècle, j’ai le sentiment d’avoir le devoir de questionner ces nouveaux outils numériques. En littérature, on en est arrivé à croire que la littérature, c’est le livre. Non, le livre c’est le médium qui véhicule la littérature. C’est probablement le médium le plus opportun mais c’est pas pour autant qu’on ne peut pas essayer autre chose ailleurs en sachant que les spécificités de la littérature sont intrinsèques et, en ce sens-là, un poème n’a pas la prétention d’être autre chose qu’un poème, au-delà du médium choisi. Ce qui est central, ne pas confondre l’essence du moyen d’expression, la littérature, avec les modalités dans lesquels il se déploie, et par rapport au public d’opérateurs culturels, je pense qu’il y a quelque chose de fondamental à traiter. On a tendance à se réfugier derrière le support et l’investir des vertus ou des vices de l’expression qu’il contient. J’aime bien dire que les livres sont nécessaires mais pas suffisants. C’est vraiment comme ça que j’ai envie de me positionner. Je serais un peu rétrograde en tant qu’écrivain si je limitais mon expression au livre. Si on pousse un peu plus loin, même la forme livre telle qu’on la connaît, on la conçoit comme absolu, alors que c’est quelque chose qui prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui telle avec le romantisme. — Maxime Coton
La dimension charnelle du visuel tient aux techniques utilisées. Il ne s’agit pas de formes dessinées et transposées dans un langage informatique. Le logiciel utilisé permet de dessiner directement en trois dimensions, dans l’espace. Jamil Medahoui recourt aussi à la technique du collage avec cet effet particulier que, lorsque les morceaux du collage se touchent et s’assemblent, l’image qui naît « est en avance sur la pensée ». De là aussi que l’on regarde, écarquillé, les images surgir, toujours en avance sur ce que l’on ressent, on court après, elles nous précèdent, forment un formidable appel. Des cathédrales, des villes, des forêts, des voûtes étoilées, tout est flux et reflux de ruines et d’édifications. Avec une dynamique d’interconnexion entre les lignes, les mots, les sons, le vide, avec sans cesse, venant de soi et tout autour, le vertige d’une possibilité infinie de bifurcations. « On dira que tout espace comprend des sentiers qui bifurquent. Ils sont imprévisibles, comme le jardin de Jorge Luis Borges. Bifurquer permet de délirer, et « dé-lirer », c’est sortir du sillon, la lira chez les Romains – ce que trace le soc de la charrue. C’est donc ouvrir la perspective d’une innovation, ailleurs, hors des sentiers battus, loin du champ des conventions. » (Bertrand Westphal, Atlas des égarements, Éditions de Minuit, 2019)
Living Pages fait toucher cette innovation constante de la lecture, rappelle ce que cette innovation peut nous faire, nous faire faire. Et ce, par le biais d’outils de réalité virtuelle. Outre le texte et les images, Paula Kehoe, scénariste, et Mathilde Lacroix, conception sonore, contribuent à la réussite du projet. Maxime Coton envisage d’éditer ce poème en une sorte d’objet-livre augmenté. On le verrait bien aussi déambuler de bibliothèque en PointCulture, autant pour les sens que pour le travail théorique collectif.
C’est en byte que l’on dit « abracadabra »/ Vos larmes, vos joies, cryptées défilent/ Zéro et un, toutes les combinaisons possibles de votre état/ « Hello world ! »/ — Extrait de Living Pages
Pierre Hemptinne
Visuels © Maxime Coton