Consciences bien gravées
Sommaire
Une exposition de travaux dans le cadre d’un prix à attribuer est forcément riche en diversité de styles et de préoccupations. En l’occurrence, 59 artistes ont été sélectionnés, 59 mondes différents réunis dans une même salle, à chaque fois il convient d’ajuster le regard et la forme d’attention. L’effet déconfinement en est d’autant mieux garanti ! C’est aussi un ensemble de symptômes, plus intéressant que beaucoup d’autres sondages, sur la manière dont la création d’images parle, directement ou indirectement, de ce qui se passe, là, dans notre écosystème bien secoué.
Mouvements entre humain et extrahumain
D’une première vision d’ensemble, je retiens les traces insistantes de plusieurs mouvements et déplacements, conscients ou subconscients, vers les zones ou humains et non-humains se côtoient, des frontières où se coproduisent des imaginaires comme autant d’échappatoires aux enfermements dans le dualisme cartésien entre Nature et Société. À l’intérieur de ces mouvements, il y a des phases d’observations et des repérages, des expériences confuses d’hybridations, des envies organiques de proliférations partagées.
Peut-être faut-il mettre, non pas au centre, mais tout long de ces mouvements, l’image « À cœur ouvert » de Céline Bataille où l’organe vital par excellence est pluriel plutôt qu’individuel. Un cœur qui bat seul n’a aucun sens, ne représente rien, tout cœur qui bat est polyphonique. La mise en doute du cardio-centrisme renvoie aux ravages des autres centrismes, anthropocentrisme, eurocentrisme… C’est sans doute avec ce genre de pulsation que Laure Winants documente la destruction des espaces naturels en Amazonie. Cela donne des vues fascinantes. Des plaques sensibles brûlantes, visionnaires. Notamment, ce vaste panorama où l’ensemble de la nature vibre aux ondes d’un volcan, chaque feuille, chaque tige, chaque poussière, épuisées de chaleur, traversées d’une pulsion aveuglante, saisies en pleine surexposition. L’empathie avec laquelle chaque trait est gravé en fait aussi un impressionnant paysage d’alerte intérieure. C’est cette empathie que met à l’épreuve Denitsa Ilcheva, d’une tout autre manière, dans des interfaces placentaires multicolores, multicouches et bouillonnants, sans aucune centralité, qu’il s’agisse d’autoportrait, d’impressions au jardin exotique ou de l’être complexe d’un cactus.
Incursions en territoires hétérogènes
Du côté des confuses hybridations, il y a ces explorations subtiles d’Aurélie Vink. D’étranges ombres portées de dentelles organiques. Comme de découvrir des empreintes de soi où se mêleraient de « l’autre », des matières et des intangibles étrangers. Des fragments d’extériorisations de soi, suspendus dans le vide. Un mélange de métastases biochimiques et spirituelles, animales, minérales, végétales, humaines, concrétions microbiennes, virales, à l’intersection de tous les vivants. Dans le même registre, peut-être, se trouvent les « nouvelles explorations » de Floriana Da Silva et les cartographies extraterrestres de Fanny Peyratout où se superposent des configurations urbaines fantomatiques, transformées en paysages mentaux, en intrications graphiques révélant, comme aux rayons X, l’hétérogénéité de nos territoires.
Prolifération et pourriture, même combat
De ces déplacements délicats découlent des désirs de proliférations plus accidentées et fusionnelles. Ainsi des mêlées saturées de lignes et cicatrices erratiques, monotypes d’Alexis Sontag, corps à corps instinctif avec l’avenir bouché, hachuré, cherchant la sortie du chaos au cœur même de celui-ci, en se l’appropriant. Aussi, ce merveilleux « fond marin » bienveillant de Camille Vanderveken, peluches, coutures, sérigraphie sur tissu : « La personnalité et le talent de société des algues vertes », un vrai poème en relief. La même réalise un formidable livre-objet où, éparpillés, au centre pivot du monde, dans l’hélice d’entrailles-racines en 3D, des couples attendent, simplement là, pour l’éternité. Et puis, prolifération par excellence, il y a les « papiers peints » du lauréat Paul de Toytot. On dirait une couche épaisse de végétaux, des siècles de superposition de feuilles, de fleurs, de rameaux, de rhizomes, du plus décomposé au plus stylisé, du plus organique au plus fossile, du plus brut au plus sophistiqué. Leur présence forte, formant communauté et groupe d’individus singuliers, oscille entre violente apparition et soudaine disparition. Un mur de lamentations des plantes dédié aux humains.
Dans le même fil thématique, on peut citer les vignettes de Samuël Dionkre, tarot pour interpréter et déjouer (ou pas) la catastrophe en cours ; l’intrigant coucher de soleil, ligné, macadamisé, où s’englue une colombe écrabouillée d’Hugo Janin ; les gros plans d’écorces et de roches de Vitalia Samuilova, fragments rugueux de Tour de Babel unissant langues humaines et non-humaines en météorites perdus dans l’espace ; ou encore les tatouages sur fruits, enfermés en des vivariums clos, pourrissant, réunissant l’action de l’homme et de la nature dans la même décomposition (Collectif Hashët).
À ces recherches de flux qui sortiraient l’humain de son isolement culturel au sein du vivant, fait face, en quelque sorte, le témoignage de l’extraordinaire prolifération industrielle, l’immense silhouette toxique de l’usine-monde, l’usine-nature saisie à la pointe sèche par Roman Couchard. Le fabuleux-sinistre cargo de Cockerill Sambre, vide, rongé, envahi par la végétation, à la dérive sur la ligne de l’horizon. Une manière de rappeler qu’on n’ira pas de l’avant sans prendre en compte la mémoire ouvrière.
Confinement, torture et recherche d’abris
Certaines créations d’images reflètent des vécus récents, partant de ressentis très personnalisés et inaugurant une mise en commun des récits du confinement. Ce sont les « fenêtres sur vues » d’Audrey Ickx, où le monde contemplé depuis son enfermement, cadré par le châssis de la fenêtre, est tellement fixe, désincarné qu’il semble murer les ouvertures de la maison. Marjorie Bonnet représente des femmes de face, collées contre des parois de verre, dans le noir, bras cherchant à faire bouger la cloison. On dirait aussi des corps pressés contre la surface d’un scanner, celui-ci révélant l’isolement psychique au sein même de la corporéité, des zones rendues insensibles, dévitalisées, morcèlement de consciences en léthargie. J’y associe les cinq relevés d’espaces intérieurs griffés, raturés, vides, évoquant des boîtes à capture/torture, dérangeante introspection spatiale de Maria Dukers. Bien que réalisé en 2019, « l’abri qui protège de blessures » de Morgane Griffoul évoque lui une autre sorte de confinement, bienveillant, matrice réparatrice. Guillaume Hoedts, avec un humour noir qui n’est pas sans évoquer Kafka, donne à voir un panorama vertigineux d’itinéraires confinés, à travers terre ferme et estuaire, désert et centre urbain, centre de tri et pays intérieur, toute une fourmilière dont les trajets contrôlés et certifiés sont représentés par une forêt structurée de cachets administratifs.
Il y a bien sûr, dans cette moisson 2020 du Prix de la gravure, bien d’autres choses dignes d’intérêt et bien d’autres grilles de lecture.
Pierre Hemptinne
29e édition | Prix de la Gravure
(c) Prix gravure Camille Vanderveken