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« Proxima », le rêve de l'étoile

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publié le par Catherine De Poortere

Sarah s’apprête à quitter la Terre pour une mission d’un an sur Mars laissant derrière elle sa fille de 8 ans, Stella.

En filmant préparatifs et séances d’entrainement, Alice Winocour, dont c’est ici le troisième long métrage après Augustine et Maryland, propose une œuvre rivée au sol, un quasi documentaire sur le milieu de la recherche spatiale où être femme et mère fait encore figure d’exception. De cet élément d’étrangeté se profile, par le biais de la fiction, l’autre versant du film, récit d’apprentissage ou roman familial à rebours des schémas consacrés.

« — Dans l’espace je n’aurai plus de poids, je ne transpirerai plus, mes larmes ne couleront plus. Je grandirai de 5 à 10 cm. Mes cellules prendront 40 ans en 6 mois. Ma rétine s’abîmera. Je deviendrai une space person. — »

Regarder les étoiles, par désir ou fascination, c’est rêver d’un lointain absolu devenu accessible, rêver d’un absolu du voyage. L’aventure tient de la hantise plus que de la vocation ; difficilement réalisable, elle requiert de la part de l’intéressé des capacités physiques exceptionnelles, un mental d’acier ainsi que l’expertise la plus fine dans une gamme étendue de savoirs et de techniques. L’entraînement y présente ceci de particulier que le processus ne vise pas tant à éveiller ou renforcer des aptitudes existantes qu’à préparer l’astronaute à l’épreuve de la séparation, mot qu’il faudrait presque écrire avec une majuscule tant sa portée dépasse la notion du seul éloignement physique. Cette période que le cinéma se borne d'ordinaire à résumer en quelques moments clés, période longue, en réalité, de plusieurs mois durant lesquels les candidats au voyage enchaînent apprentissages, séances de musculation, exercices d’endurance et mises à l’épreuve en milieu hostile, concentre ici toute l’attention d’un film pour moitié documentaire, faisant son sujet de la situation de rupture organique et symbolique que signifie l’arrachement à la Terre.

À ce premier déplacement thématique et géographique, s’en ajoute un second lié au genre de l’astronaute, ce superhéros des vols interstellaires. Au sein de l’équipage de trois personnes missionné sur Mars, noyau autour duquel s’articule la part fictionnelle du film, le personnage central, Sarah, est une femme, qui plus est, la mère d’une fille de huit ans. Séparée de son compagnon, Sarah réside à Cologne, siège de l’Agence Spatiale Européenne (ESA). En son absence, dans un intervalle comprenant, en plus de la mission proprement dite, un stage à la Cité des étoiles (Звёздный Городо́к) en Russie, suivi d’une mise en quarantaine en milieu stérile à Baïkonour (Kazakhstan), Stella, sa fille, doit retourner vivre avec son père, à Darmstadt.

Les conditions spécifiques devant conduire une mère à s’éloigner de son enfant, il ne serait que trop tentant de les ramener à l’enjeu de société faisant état de la difficulté pour une femme de concilier maternité et obligation professionnelle. Ainsi le générique de fin qui met à l’honneur des femmes cosmonautes photographiées auprès de leurs enfants pourrait-il ne présenter qu'un léger décadrage par rapport au sujet. Bien qu’amplement pris en compte dans le cours des discussions qui interviennent entre les personnages, le propos politique ne rend pas suffisamment compte de l’ampleur fantasmatique d’une fiction qui, adossée au réel, tente d’en proposer, non pas une critique, mais une ouverture par l’imaginaire.

L’enfant n’est-il pas celui qui n’existe qu’en se séparant ? Et la mère, son corps, le lieu même de la séparation ? Dans le protocole de décollage aérospatial russe, l’expression consacrée « séparation ombilicale » décrit sans équivoque l’action de se détacher de la Terre, figure maternelle par excellence. Le départ de Sarah inverse le cours des choses ; à Stella, l’enfant, de laisser sa mère prendre son envol. Et ce n’est pas peu dire que c’est là, pour l’une comme pour l’autre, dans ce bouleversement de l’ordre naturel des choses, le lieu d’une intense négociation. Manque, admiration, ressentiment, jalousie, peur, excitation, vertige – dans l’anticipation d’un départ, la débâcle affective congédie toute spontanéité tandis que mots et silences s’égalisent dans des rapports devenus suffocants. Au terme de ce processus forcément mutuel, une double métamorphose se produit : enfant et adulte échangent leur place. Dans l’intervalle, Sarah et Stella auront symétriquement connu la même solitude, le même séjour dans d’autres langues, d’autres lits, d’autres bras, le même froid, la même immensité nocturne gouvernée par la Lune, la même ivresse de l’émancipation, la même meurtrissure des chairs. Jamais elles n’auront été aussi proches que sur ces chemins destinés à les éloigner l’une de l’autre.

De l’événement de la séparation annexé à un mouvement de communion et de transfert, la couleur bleue témoigne avec autant de vigueur que de réserve. Tantôt par petites touches discrètes (un vêtement, un accessoire), tantôt par pans entiers de surfaces vives (un mur, l’eau d’une piscine, d’un lac, le ciel, bien entendu), tantôt retranché au fond des iris, le bleu fait valoir, dans le spectre illimité de ses propositions, l’ambiguïté d’un commentaire prenant le parti des émotions. Le bleu est-il une couleur chaude ? Une couleur froide ? Une transparence ? Une opacité ? Un lieu statique ou une dynamique ? L'écran d'une attirance ou d'une répulsion ? Antagonistes, les affects s’expriment par la couleur pour que le sens, ou plutôt les sens, émergent d’un champ symbolique dont l’éloquence se passe de contrastes comme de points d’appui. Non content d’opérer la synthèse supposément impossible entre des sentiments contradictoires, le bleu – c’est un truisme – recèle dans son essence immatérielle une part de cet ailleurs dont le voyage interstellaire exprime la nostalgie, le désir.

Étymologiquement, le mot désir dérive de l’étoile (< sidus, sideris). Ce désir est d’une radicalité telle que les corps qui l’incarnent ne peuvent que se défaire, quitter leur peau terrestre. Pour Sarah, il ne s’agit pas seulement de se construire une musculature d’athlète pour s’acclimater aux prothèses dont elle se couvrira dans l’espace, il faudrait aussi qu’elle renonce à sa féminité (cheveux longs, cycle menstruel). Elle refuse. Soit, son séjour en apesanteur n’en sera que plus lourd et trouble et mitigé. Ce refus de la mue totale, c’est le refus de la mort terrestre à laquelle veut la conduire la lettre d’adieu qu’elle se doit d’écrire à Stella, lettre qui revêt presque une valeur performative : accepte l’éventualité que ton enfant ne puisse jamais te revoir. Accepte que ce soit la dernière fois. Accepte de disparaître.

« — Je fais attention à toutes les choses avec lesquelles on vit. L’odeur des choses autour de soi, le goût des aliments qu’on mange. Comme si c’était la dernière fois. — »

À bien des égards, Sarah est un personnage dissident. Elle accepte de suivre le protocole jusqu’à un certain point. La limite qu’elle se fixe n’est pas une faiblesse. Tenter d’esquiver la souffrance n’est pas du fait de cette femme qui, sur ce terrain-là, se montre prête à aller au-delà de ce qu’il est humain d’endurer. De plus, sachant que ce protocole a été instauré pour maximiser la sécurité et le confort des astronautes durant leur mission, toute enfreinte accroit les dangers auxquels, en situation, elle s’expose. La limite pour Sarah n’est pas en elle-même, elle est en sa fille, en Stella, l’étoile née de sa propre chair. Parce qu’elle offre à son enfant la liberté que celle-ci consent à lui donner en retour, la séparation est à l’opposé de l’abandon : c’est un envol.



Texte : Catherine De Poortere

Les citations sont extraites du film.

Toutes les images © Pathé

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