« Rabot », un documentaire de Christina Vandekerckhove
Sommaire
« — Classement vertical, fini / On est au terminus / Tu vis dans l’ombre / De la pauvreté absolue. » — »
Au bord du vieux canal intérieur de la ville de Gand
réside un monument hydraulique d’aspect paisible dont la construction remonte à
1491. L’édifice porte le nom de « Rabot », terme qui englobe le
quartier, aujourd’hui en voie de restauration, et trois tours à présent
disparues. Dotées d’un nombre considérable de fenêtres, seul agrément de ces
immeubles érigés sur le modèle peu viable de confinement de la pauvreté, les
« Rabottorens » ont abrité pendant une quarantaine d’années une population dense et variée dans plus de
500 appartements.
Au fil du temps l’endroit est devenu une sorte d’Aokigahara, la hauteur et la
facilité d’accès des tours offrant en effet, à l’instar de la funeste forêt japonaise, les conditions idéales d’un suicide réussi.
Voir, c’est imaginer
Dans une interview accordée au quotidien flamand De Morgen, la réalisatrice Christina Vandekerckove parle du bouleversement que fut pour elle la vue soudaine des immeubles condamnés : Le personnage principal de Rabot, ce sont les tours. Cette idée m’est venue lorsque je les ai aperçues pour la première fois. L’une d’entre elles était déjà à découvert, prête à être abattue. Ce squelette de cases en béton a frappé mon imagination. Dans le ventre de ce personnage, des gens ont vécu. On entre dans un appartement vide, les murs portent encore des traces de cadres, le sol celles des tapis, il reste encore des lambeaux de papier peint… On peut facilement s’abandonner à la rêverie…Qu’est-ce donc que ces murs ont pu voir et entendre ? L’aspect particulier de l’immeuble Rabot, avec ces espaces si rapprochés, m’a également incitée à filmer de près, serré. Sans mouvements de caméra, pour produire des tableaux vivants qui se laissent calmement regarder. (De Morgen, 16/01/18, ma traduction).L’imagination, c’est la curiosité rendue présentable. En 1978, Georges Perec publie La Vie Mode d’emploi. Sur 600 pages, l’écrivain se donne le projet de construire littérairement un immeuble qu'il situe dans une rue imaginaire de Paris, présentant l'histoire individuelle des habitants comme sur un échiquier dont il observerait - plus qu’il ne tenterait de régler - les mouvements. Trente ans plus tard, en 2007, Régis Jauffret édite le premier volume de ses Microfictions. Ce sont quelques 500 histoires d’une concision extrême que l’auteur invente sur base et à la manière de faits divers. Immeuble ou ville, pour Perec et Jauffret, le réel, de par sa physionomie même, pose les cadres de sa propre mise en récit.
Christina Vandekerckhove témoigne d’une même fascination pour le haut potentiel narratif qu'offre la scène d'un immeuble sur le point de disparaître. Elle assume le fait qu'un regard fasciné puisse constituer le moteur légitime d'une enquête. En retour, l’ambivalence de sa position réinstalle les bases d’une histoire universelle par la mise en exergue de quelques destins parmi ceux que la masse indifférente de la ville ignore et engloutit. Sa sensibilité l'incline à prendre appui sur les lieux, relever dans l'espace les empreintes, l'ombre des occupants. Les témoignages viennent ensuite, par bribes, on les écoute exactement comme on regarde, en imaginant le monde tout autour, en complétant soi-même ce qui manque. Le film prend la forme d’une fiction liminaire, telle qu’issue d’un œil écarquillé, regard fixe à mi-chemin entre le rêve et l’insomnie.
La beauté supporte le réel.
La qualité de la photographie confirme un dispositif visant à convoquer l’imaginaire du spectateur. Le propos s’appuie entièrement sur les images, à tel point que les paroles prononcées portent elles aussi un élément visuel.
Lorsque les locataires se racontent, le plan-séquence les aide à mettre leur parole en scène. La caméra se pose devant eux, attentive, apaisante. Au-delà de la décrépitude ou de la tristesse dans laquelle les appartements sont plongés, l'ordre qui y règne témoigne de la volonté de se mettre en ordre avec la vie en confiant aux objets la mission héroïque d'assurer des points d’ancrage dans un contexte instable. Le ciel (avec son pendant artificiel, la télévision) est l'élément déterminant de ces intérieurs exigus. L'azur qui se déverse par les grandes fenêtres ouvre l’espace pour y creuser une dimension subsidiaire, échappatoire dont on sait depuis le début à quel point il peut s’avérer définitif.
La délicatesse du regard qui saisit comme dans un halo des instants de grande solitude, tient à distance ce qui constitue la fibre la plus sombre du quotidien de ces logements : les relations difficiles avec le voisinage, le racisme, l’angoisse d’un quotidien éprouvant, l’insécurité, les manques, le désespoir. De la plainte qui est l’expression naturelle de la difficulté de vivre surgissent inopinément des jugements, des paroles malveillantes. Les couloirs et la cabine de l’ascenseur exhibent des tags haineux, éclairage sous lequel le déménagement prochain apparaît comme une opportunité heureuse ; en miroir du « c’était mieux avant » se met timidement à clignoter la perspective d’un renouveau. Ces aspects avancent d’eux-mêmes, qu’ils viennent au-devant de l’imagination du spectateur ou que l’image les trahisse avec réticence. Nul besoin d’en montrer d’avantage ni de prendre le parti de la misère en lui donnant le premier rôle quand les cadres de la réalité dans lesquels elle s'inscrit crèvent pour ainsi dire les yeux.
Temps dérangés
L’élaboration du film s’est étirée sur deux ans,
intervalle durant lequel la réalisatrice a hanté les lieux avec ce savoir qu'ils n'existeraient bientôt plus.
Les événements pourraient s’enchaîner de façon rigoureusement chronologique. Mais, par moments, on en retire l’impression inverse, comme si différentes époques s’étaient donné rendez-vous en un même endroit tel que, par exemple, la mémoire. Filmer le présent comme s'il était déjà du souvenir... Une conséquence probable des décalages opérés par la non simultanéité de la destruction des trois tours faisant que l’une pouvait encore être debout et habitée, tandis que la grue mangeait déjà ses anciennes compagnes. En l’absence de tout commentaire, le montage institue une temporalité vague d’où se détachent des dates édictées par les habitants comme du bois flottant sur une plage anonyme.
Des hommes comme des oiseaux (impossibilité de fuir)
Scènes d’intérieur, scènes d’extérieur, pans d’immeuble démoli, couloirs vides, escaliers, cage d’ascenseurs, toits déserts : le découpage des espaces entraîne un questionnement sur leur valeur sociale et ce qui fonde leur limite. Quel périmètre de liberté cette vie permet-elle ? Jusqu’où peut-on aller quand on sort de chez soi ? Contre la sensation d’enfermement, il y a la vue par les fenêtres, dont on ne dira jamais assez combien elle compte pour les personnes qui vivent dans des tours. On constate aussi que certains locataires aiment se retrouver sur le perron, devant l’escalier du bâtiment, pour papoter, rêvasser, prendre le soleil, figuration d’un espace commun et d’un espace de délibération. Hélas, ce qui s’y dessine tient moins de l’entente que de l’animosité et du ressentiment.
« Serrés les uns contre les autres, les oiseaux d’une même cage finissent par s’entretuer » — »
« Je suis un pauvre moineau, les moineaux on ne les voit plus parce qu’ils ne reçoivent même plus le pain des pauvres gens. Ils n’ont nulle part où aller. » — »
Antagonistes, ces deux visions prononcées à des moments distincts dessinent une réalité commune. Celles d’oiseaux mis dans des cages, rivés à leur condition de captivité.
Pendant un laps de temps indéfini, les immeubles déjà partiellement en ruine sont, béants, un havre pour les pigeons. Grises colombes, ils vont et viennent, tranquillement ils profitent de l’espace libre que leur concède la ruche éventrée.
Substance : nourriture, alcool, écrans
Au cœur de la journée, la nourriture constitue, avec la bière, les cigarettes et les écrans de télévision, l’unité substantielle d’un mode de (sur)vie fondé sur la résignation. Le cérémonial des repas convoque des steaks épais, de grandes quantités de saucisses, des poulets entiers. On s’étend volontiers sur les stratagèmes qui permettent d’acheter cette bonne chère au prix le plus bas, parce que le moindre centime compte. Ce sont là peut-être aussi des signes d’abondance déployés devant la caméra uniquement pour garder le front haut. À l'arrière-plan, panorama toujours illuminé, la télévision propose un chemin de fuite pas moins virtuel, pas moins mensonger que la ville qui se profile au loin, embrumée, inaccessible.
Avenir de la cité
Il y a un paradoxe des tours. Leur architecture massive, souvent ingrate, compromet n’importe quel paysage. Et puis, soudain, il revient, mille fois mieux. Par la fenêtre, c’est l’horizon, magnifique, que construit la hauteur. Ainsi dit-on que l’homme le plus heureux de la ville est celui qui habite la tour. Avec ses cadrages d’une grande précision, sa photographie exceptionnelle, la réalisatrice de Rabot ne confond pas son travail avec celui d’un journaliste. Sous son regard, la décrépitude s’impose sans violence, sans cri, sans la consolation d’une feinte révolte.
Tandis que le chantier de rénovation se poursuivra jusqu’en 2023, la volonté d’œuvrer pour la communauté anime toujours le Rabot. Le quartier voit ainsi émerger de nombreux projets d’agriculture urbaine et d’économie en circuit-court, avec également, la mise en circulation d’une monnaie locale.
WoninGent s’est employé à reloger tous les anciens locataires des tours.
Catherine De Poortere
Rabot, Christina Vandekerckhove (2017) (page Facebook)
Cet article fait partie du dossier Gand.
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