Réparation à la Maison des Arts
Sommaire
C’est une maison réparée – sachant qu'une réparation n'est jamais un processus clos – qui accueille, dans ses murs, des objets d’art qui parlent de cette jonction entre blessure, impact, traumatisme et techniques de soins, de conjuration. On sent d’emblée que l’on se trouve dans une vraie maison, pas dans un musée, ni une galerie d’art et que la relation à ces objets s’en trouve irriguée. Ils semblent intégrés, faire partie intégralement de cet habitat chaleureux, de ses volumes, de ses matériaux, de ses lumières. — Pierre Hemptinne
L’inquiétante gestion des soins dans la vaste demeure
Il y a, éparpillés dans plusieurs pièces, les choses d’Élodie Antoine, si familières et étranges, qui illustrent les us et coutumes domestiques. Elles rappellent qu’une maison ancienne est d’emblée un lieu de connexion aux morts, où l’on soigne ses relations avec les disparus, où l’on se prépare à la vie qui rompt si rapidement, mais aussi aux bobos à soigner, au passage du temps. C’est, près du miroir, à la manière d’une vanité brisée, une calotte crânienne, vide et nue, en morceaux, placée là pour se familiariser, en plaisantant, avec la fin. C’est une boîte à épingles dont le couvercle, traditionnellement recouvert d’un coussin bombé où planter les aiguilles, représente les limbes d’un cerveau. Une manière d’évoquer les lents travaux d’aiguilles dévolus aux femmes et qui participaient d’une stratégie pour contrôler les sens et les pensées des femmes. Sous cloche, comme un bien précieux, un bandage blanc à lisérés rouges, presque iconique. Enfant, on éprouvait quelque fierté à en être affublé, ça prouvait que c’était grave. La bande ici est entièrement recouverte de perles, presque invisibles, un granulé précieux. Signe de la transfiguration de la plaie à travers le pansement ? Proches, d’autres pansements se sont mués en organes à part entière, cultivés sous couche. Dans une armoire vitrée, trois légères nuisettes rappellent l’étroite connivence entre l’intime et les affections, de ces blessures réelles ou symboliques que l’on cache dans l’espace privé, qui y trouvent apaisement ou tourment, qui finissent par ne plus pouvoir être dissimulées, stigmates apparents, qu’il s’agisse d’une ablation chirurgicale lourde comme l’hystérectomie, l’invasion de l’estomac par des vers ou, dans le cas de ces crevés révélant des bouts de cravate, l’exercice banal de la domination machiste (cette nuisette pouvant aussi se référer à certain transformisme, la polysémie est de mise avec les réalisations d’Élodie Antoine).
Dans une autre pièce, des tréteaux, un plan plat posé dessus. La surface brille, striée. Cela évoque des travaux en cours de tapissage ou une vitre abîmée attendant d’être évacuée par le vitrier-artiste. Attirant les reflets des fenêtres, et, de cette façon, semblant exprimer une réalité cachée dans la transparence des fenêtres, c’est en effet une vitre percutée, complètement fendillée, prête à tomber en morceaux. Mais en s’approchant, on découvre la feinte, c’est un filtre transparent représentant une vitre brisée posé sur une vitre intacte ! La voilà, la jointure infime entre l’intact et le brisé, rappelant que la bascule, la rupture est partie prenante de toute stase dite normale. S’il n’y a pas de réversibilité possible, les deux états communiquent, ils se comprennent mutuellement. C’est peut-être ce que représente aussi Benoît Félix avec sa performance filmée : l’espace entre troubles, perturbations et techniques de réparations se vit comme un sas, un placard où l’on cherche sans cesse à circuler, changer de position, tester de nouvelles postures, s’exerçant à la souplesse des agencements, un déménagement permanent de soi pour éviter d’être assigné en une pathologie sclérosante.
Gueules brûlées, gueules cassées, exorcismes
Sur le marbre d’une cheminée, appuyés à un miroir encadré d’or, quelques dessins au stylo bille, petits formats. Des matières physionomiques tourmentées, ravagées, difficilement identifiables de loin, comme des figures éclatées, éparpillées parmi d’autres matières, d’autres devenirs. Le point de départ, selon ce que raconte Dany Danino, est le choc de se découvrir tel que l’on ressort gravement brûlé d’avoir fait corps avec l’incendie de sa maison. Ensuite, il ressort de l’examen de ces dessins, qu’il s’y trouve, au-delà de la confrontation, une sorte d’expérience spirituelle de soi, comment se recomposer autrement dans la déformation, comment faire sienne l’explosion du faciès, l’intégrer en ses tissus ? Placés là, incontournables et en même temps, presque discrètement, ils renvoient à ces terribles secrets et accidents qui couvent et perturbent le calme des grandes maisonnées. Quelque chose de tabou. Une certaine universalité aussi de la déstructuration physique de l’identité convoque le souvenir de toutes les gueules cassées de l’histoire. C’est le pendant guerrier, effroyable, de la stabilité préservée en certains endroits de la planète : il faut que ça casse ailleurs.
La hantise du propriétaire, petit ou grand, à l’abri entre ses murs qui le soignent des attaques extérieures, entouré des objets et mobiliers qui le préservent des affres intérieures, c’est que la casse arrive ici aussi et que, par exemple, tout son bien s’envole en fumée. La maison flambée, ravagée, couverte de suie, c’est l’autopsie que les magnifiques photos de Karin Borghouts réalisent sur un corps de logis sinistré par les flammes. Travail d’exorcisme : comment regarder ces lieux intimes détruits, y voir poindre les nuances, les matières singulières fantomatiques, la trame en cendres de vécus personnels partagés qui ne s’organiseront plus jamais pareillement, de manière à apprivoiser peurs, angoisses, et régénérer la capacité à habiter ? Pouvoir recommencer une liaison avec une maison.
Fragilité : assiettes et généalogies, carton déguisé en marbre, voiles aux lueurs de la vie
Dans une maison, ça casse énormément, ceci dit, et quand s’accumulent les générations, cela devient un fil narratif sous-jacent ! La vaisselle brisée symbolise traditionnellement les disputes et ruptures. Voilà ce que ça donne, ce tas d’assiettes cassées, et de ces bris entassés émergent des vestiges de figures, des morceaux de visages d’ancêtres. L’économie de la maison consiste aussi à organiser, en contrepartie des conflits, un régime de réconciliations. On recolle les assiettes, les visages se recomposent, redeviennent des souvenirs qui comptent, des personnalités qui peuplent le passé et contribuent à la consistance du présent. L’installation d’Anne Champion souligne à merveille la fragilité complexe de ces flux complémentaires, ruptures et recollages, en des généalogies infinies, impossibles à reconstituer de façon claire et objective. Mais qui donne consistance à une généalogie. La fragilité des matériaux, tangibles et intangibles, c’est aussi ce qu’étudie Sébastien Delvaux, notamment avec cette colonne bancale de caisses en carton camouflées en blocs de marbre. De la difficulté de se tenir droit. Le périssable du carton, tordu, défoncé, fait contraste avec l’apparence de la pierre, de l’adhésif marbre collé. Qu’est-ce qui prédomine, la nature du carton, mou, ou celle du marbre, rigide et dur ? Comme dans toute fusion, il s’agit du surgissement d’une autre nature, d’une matière tierce, encore inconnue. Pour l’aider à se maintenir verticalement, ou pour nous préserver de son possible effondrement, elle est entourée d’une barrière (rigoureuse, élégante, elle-même assez ambigüe, inapte à retenir une réelle avalanche un peu lourde). La fragilité, mais aérienne, intemporelle, c’est ce qu’expriment les tissus de Lionel Estève, rassemblés autour d’un lustre. Les voiles, dénudés de leurs fils de trames, miroitent des différentes couleurs et âges de la vie, légèrement agités en l’air, ils ont les pulsations charnelles et spirituelles, minimales de toute vie, entre aurores et crépuscules, naissance, maturité et dernier souffle. Invitant à regarder vers le haut, ils favorisent le genre de méditation permettant d’amadouer le sentiment de n’être qu’une fine trame voyageant dans des courants aléatoires.
Têtes d’albâtre à travers le temps. Vestiges sans noms. Legs d’une autre civilisation. Tout un savoir qui relie blessures intimes et ravages historiques.
Les grandes maisons incluent parfois, en leurs entrailles, une partie « mausolée ». Parfois, lors de fortes insurrections de rue, on y transporte des blessés, hôpital éphémère, ou des dépouilles y sont alignées et vont attendre que des proches viennent les emporter, morgue provisoire. C’est l’impression que l‘on a en pénétrant dans la grande salle occupée par Sofie Muller qui se confond avec celle qui se dégagerait d’une grande bibliothèque feutrée, aux riches collections d’où émanent les fluides de milliers de cerveaux dont les idées, les recherches, les imaginaires sont consignés dans les volumes soigneusement rangés. Sur des malles alignées, métalliques et sombres, des têtes décapitées. Les malles m’évoquent – sans doute est-ce lié à des souvenirs personnels – les bagages utilisés pour de grands voyages, et, plus particulièrement, les malles des coloniaux. Les têtes se relieraient alors à ce que l’on rapporte de là-bas, ou ce qu’on y a laissé, les difficultés à rester intègres et homogènes quand on a vécu en différents lieux, que l’on a trempé dans des dimensions historiques qui nous échappent. Des points de rupture entre civilisations et barbarie. L’artiste tire parti des défauts de l’albâtre, « irrégularité, anfractuosités, cristaux », elle s’inspire aussi des sculptures classiques vandalisées ou abîmées, mal restaurées, usées par le temps. Le fait de jouer avec ces défauts de la matière confère à ces têtes sculptées la dimension de portraits intérieurs, elles montrent ce qu’on ne voit pas à la surface ordinaire des choses. Il faut toucher, poser les mains sur les têtes blanches, abîmées, trouées, attaquées à l’acide, tordues, rongées de l’intérieur. La peau est froide, raidie, lisse, mais, à travers les creux et reliefs, on sent vibrer les troubles, l’agitation intérieure, les cicatrices profondes, des bouleversements et turbulences fossilisés. Comme quand on passe la main sur le front d’un enfant malade ou tourmenté pour essayer de l’apaiser, et qu’il semble que l’on palpe, sous la peau et l’os du front, les contours matériels de ses tracas. Ils s’apaiseront, évolueront, mais quelque chose d’eux restera à jamais tapi. En montrant les photos de certaines de ces œuvres à une personne qui souffre d’épilepsie, elle me disait y reconnaître l’arrivée de ses crises, la manière dont cela déstructure la sensation de posséder un visage homogène, la façon dont les chairs se tordent et, au sein de la plasticité alors foudroyée, ne lui appartenant plus, le rôle joué par certains médicaments, la chimie d’une résistance qui maintient la sensation d’une apparence.
Une formidable salle de recueillement, autant pour ses propres peines, renouer avec ses disparu·es, que pour méditer sur les crimes de l’histoire, les grands massacres, les tortures infligées sans raison aux anonymes. On y mesure surtout que les relations entre art et réparation – les deux termes à prendre dans des acceptions très larges – sont abyssales, restent largement à explorer.
Pierre Hemptinne
Table ronde | Art et réparation
Mardi 23 avril 2019 de 14h à 16h
Les Halles de Schaerbeek | Rue Royale-Sainte-Marie 22, 1030 Schaerbeek
Séance d’échanges sur le thème de l’art et de la réparation avec des intervenants du monde médical, des artistes, des écoles d’art, etc.
De quoi l’art prend-il soin ? Qui soigne-t-il ? Quelles formes d’art pour quel genre de soin ?
Billetterie en ligne
Exposition | Réparation
Jusqu'au dimanche 28 avril 2019
Lieu : Maison des Arts | Chaussée de Haecht 147, 1030 Schaerbeek
L’art apporte-t-il des réponses à notre besoin de réparation ?
Avec Élodie Antoine, Karin Borghouts, Anne Champion, Geneviève Damas, Dany Danino, Sébastien Delvaux, Lionel Estève, Benoît Félix, Sofie Muller