Residente, l’artiste le plus engagé de la planète
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Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, le rappeur portoricain et ex-leader du groupe CALLE 13, René Juan Pérez Joglar, alias Residente (prononcez Résidènté), prouve par sa musique, ses vidéoclips ou par l’intégrité de son discours politique qu’il aime faire les choses autrement, avec conviction.
Aujourd’hui, il est d’autant plus préoccupé par la pandémie sur son continent qu’il en connaît parfaitement la pauvreté, les difficultés sanitaires, les inégalités sociales et les instabilités politiques. Entre réalisations de vidéos musicales pour assurer son soutien à l’ensemble de son public et questions aux politiques, il reste sans doute un des artistes les plus engagés de la planète.
Vidéos confinées
Le chanteur veut continuer à être présent quoi qu’il advienne, mais pas n’importe comment. Tout en essayant de se défaire du cadre figé, rectangle vertical de la webcam de quarantaine, le rappeur propose aux internautes la reprise acoustique de son dernier titre, René, dans une réalisation intelligente qui confine à l’originalité.
En concertation avec le réalisateur de ses deux derniers clips, Alejandro Pedrosa, il a mené l’expérience de réunir ses musiciens, chacun en confinement, pour reprendre un ancien titre. Le premier essai, Apocalíptico, réunissait cinq musiciens et une choriste. La deuxième tentative, Latinoamérica, était plus ambitieuse avec cette fois 9 musiciens, la chanteuse Kianí Medina et un ingénieur du son venu rejoindre l’équipe virtuelle. En dehors d’une métaphore voulant montrer un peuple d’Amérique latine soudé et debout face au virus comme devant n’importe quelle injustice, on n’y voyait pas de grandes pertinences capables de créer une distinction entre cette réalisation et les autres vidéos éditées en ce moment sur la toile.
Mais sa troisième tentative se trouve être la bonne. Avec la reprise de son dernier titre, René, sorte de confession faite à sa mère, Residente dépasse les limites du cadre. Au montage, Alejandro Pedrosa transforme les webcams des 30 musiciens en des split-screens mosaïques, assurant, au-delà de la parfaite fluidité visuelle, des décadrages et de la mise en abîme, un discours plus touchant encore que le clip original. L’émotion du texte s’en trouve décuplée et la présence de la mère du chanteur, l’actrice Flor Joglar de Gracia, en ouverture et clôture de la vidéo, n’y est pas pour rien. Dans le confinement actuel, cette pierre de soutien particulière est un rap de contrition calme et mélancolique à voir autant pour sa virtuosité que pour la beauté du geste.
Pour ceux qui voudraient connaitre la traduction française, cliquez ici.
Sur les réseaux, Residente n’en reste pas là
Venir chercher son Grammy Award vêtu d’un T-shirt arborant l’inscription « Education publique gratuite pour Puerto Rico, Chili, Colombie et République Dominicaine », n’est pas quelque chose qui fait peur à Residente. Le chanteur, ambassadeur de conscience pour Amnesty International depuis 2012, est connu pour son discours politique à la fois pro-culture latino-américaine et contre toutes formes de discrimination. Depuis le début de sa carrière, il lutte contre la pauvreté qui frappe son continent, contre le cloisonnement des différents régimes pas toujours très démocratiques et surtout contre l’hégémonie américaine globale, dont Porto Rico fait plus particulièrement les frais, en tant que colonie, depuis plus d’un siècle.
Un peu avant d’éditer ses vidéos musicales de confinement, Residente a tenu à questionner, en direct sur les réseaux, Nayib Bukele Ortez, le (très) jeune président du Salvador, et Alberto Fernández, l’actuel président argentin. Deux chats publics aux réponses très opposées autour des mêmes questions : Comment gérez-vous la crise sanitaire ? Comment pensez-vous pouvoir assurer cette politique en assumant votre dette auprès du FMI ?
Un bon début ?
Pendant plus d’une heure, le rappeur va s’entretenir avec Nayib Bukele Ortez, 38 ans et, depuis un an à peine, président du Salvador. Il en ressort un dialogue étrange qui oscille entre un discours moderne de prévention et un conservatisme retardataire sans compromis possible. Un dialogue rendu encore plus étrange par la manière dont Bukele s’affiche. Voir le président du pays le plus pauvre d’Amérique latine apparaître à l’écran vêtu d’un bomber noir, la casquette à l’envers au milieu d’un salon cossu aux dorures bling-bling, laisse songeur. A l’ouverture de la caméra, un très léger blanc. Residente, balbutiant, essaye de cacher sa surprise.
Le prêt du FMI pour le Salvador approche les 400 millions de dollars, rappelle le chanteur, une somme énorme ! Le président explique les principes de son plan de prévention. Assumant la réalité d’un cordon sanitaire inexistant ou presque, il est conscient que son pays, qui ne comptabilise aujourd’hui que 8 morts et 323 cas confirmés sur une population de 6,4 millions d’habitants, est cependant en grand danger. S’il y a propagation du virus, le pays sera complètement désarmé. Sa politique tient dans un confinement particulièrement drastique de trois mois (débuté le 21 mars dernier) et un soutien social fort. Il a d’abord suspendu toutes les factures mensuelles : eau, gaz, électricité, loyer, assurances, … qui seront étalées, après confinement, sur une période de deux ans. De plus, vu le très faible pouvoir d’achat de la population, les 400 millions du FMI rejoindront 50 autres millions délivrés par l’État salvadorien afin de soutenir les habitants les plus pauvres – soit 65 % de la population - à raison de 300 $ par mois. Les gens doivent se nourrir décemment, précise-t-il.
Cette politique sociale de prévention, quoique très singulière, semble à première vue réaliste face à l’urgence et le peu de marge dont dispose le Salvador. Force est de constater que les erreurs européennes ont porté à réflexion et que Bukele veut prendre les devants. Pourtant, lorsqu’il s’agit pour Residente d’aborder, avec beaucoup de diplomatie, la justification de cette dette internationale, ou encore, la manière dont cet état policier compte faire respecter le confinement, le discours du président semble de plus en plus évasif et de moins en moins “feel good”.
À questions franches, réponses paradoxales
À la justification du prêt, le président répond par une pirouette maladroite :
Pourquoi, lorsque l’on demande 18 millions de dollars pour sauver le système bancaire d’un pays, cela semble moins polémique que 400 millions pour assurer les besoins minimums d’un peuple devant une pandémie ? — Nayib Bukele Ortez
Par ce grand écart, au lieu d’éluder la question, il ne fait qu’en susciter d’autres, implicites et bien plus graves. Ne faudrait-il pas mieux se préoccuper des besoins minimums de ce peuple de façon pérenne que de manière exceptionnelle ? Sans ironie aucune, ces factures suspendues et les 300 $ mensuels ne vont-ils pas permettre aux Salvadoriens de manger plus décemment qu’avant et sans doute qu’après cette pandémie ? Le Salvador deviendrait-il enfin un pays soucieux des conditions sociales et respectueux des droits de l’homme ?
Difficile à croire lorsque Residente fait référence à l’intervention de Bukele en février dernier où, accompagné de militaires armés, il a déboulé en pleine Assemblée législative, forçant l’approbation d’un premier emprunt de 109 millions de dollars. Le chanteur souligne son inquiétude quant à la manière de faire respecter le confinement et fait remarquer au président que la violence n’est jamais un argument de négociation.
Sans broncher, ce dernier rétorque que son pays est considéré comme le plus violent du monde. Que la guérilla qui divise le Salvador (entre les deux gangs rivaux, la Mara Salvatrucha 13 et le Barrio 18, qui concernent approximativement 65 % de la population), est la plus meurtrière jamais connue.
Au Salvador, dit-il, c’est normal pour un politique d’être accompagné de militaires en armes, mais aucun n’a mis ses armes sous le nez de qui que ce soit à l’Assemblée ! — Nayib Bukele Ortez
Un discours plein d’humanité, en somme. L’ironie du sort veut que, depuis le début du confinement et l’application des mesures de solidarité, les homicides ont diminué de moitié. Ne serait-ce pas plutôt la misère extrême qui pousse le pays à la violence et au racket ? Les 65 % de la population concernée par les 300 $ d’aide ne sont-ils pas les mêmes 65 % enrôlés dans l’un ou l’autre des gangs qui divisent le pays ?
Quitte à parler des choses qui fâchent…
Plus l’entrevue se poursuit, plus le visage de Residente se décompose, luttant pour ne pas laisser entrevoir son ressentiment. Mais, puisqu’on est à l’heure de parler des choses qui fâchent, quitte à sortir de la thématique du Covid-19, le rappeur n’hésite plus et s’engage sur les terrains glissants des homicides homophobes au Salvador, du refus du mariage gay et de l’avortement.
C’est à partir de ces questions que le président Bukele nous invite à une grande balade en forêt, nous proposant d’abord un long soliloque sur le droit à la différence, sur le fait indéniable que nous sommes tous différents mais humains, que lui aussi a beaucoup d’amis homosexuels et que les crimes homophobes et/ou racistes sont scandaleux mais…
accepter le mariage gay serait un détournement de la langue et de la sémantique du mot mariage. (…) La langue espagnole est une langue de culture machiste, précise-t-il, (…) Je ne suis pas favorable à la modification de celle-ci en faveur d’un « concept »… — Nayib Bukele Ortez
De son côté, le rappeur, abasourdi, pantois et taiseux, se balance d’avant en arrière, pareil à une poule devant un mégot. Mais pourquoi ?
Sur son refus du droit à l’avortement, Bukele, là aussi, fait des étincelles en tenant à répondre avec la plus grande sincérité :
Lorsque j’ai vu la première échographie de ma fille, son tout petit cœur battre, c’était déjà ma fille. Je n’aurais jamais eu l’idée de la détruire ou de l’assassiner ! (…) La faute appartient aux salopards de violeurs qu’il faut enfermer jusqu’à la mort, mais pas à l’enfant, qui n’a rien demandé. (…) Il faut préserver la vie. — Nayib Bukele Ortez
Après autant de paradoxes démocratiques en si peu de mots, Residente essaye, tant bien que mal, de remettre l’église au milieu du village : un enfant issu d’un viol rappelle toujours à sa mère le traumatisme qu’elle a vécu, une femme a le droit de disposer de son corps comme elle l’entend, ce n’est pas à un homme de juger les décisions maternelles d’une femme. Au moins, les choses auront été dites même si on sait qu’elles n’ont pas été entendues.
Discurso de sabios (discours de sages)
Lorsqu’on regarde l’échange avec le président argentin, il est difficile de ne pas faire la comparaison. Alberto Fernández, quant à lui, tient un discours transparent qui se veut humaniste avant tout.
Residente fait le constat : la quarantaine est en train de détruire l’économie de l’Argentine, qui a déjà une forte dette auprès du FMI. Fernández répond calmement. Pour l’instant, l’Argentine a suspendu le remboursement de sa dette. Le président perçoit la conjoncture comme une épreuve, mais aussi une occasion unique de faire preuve de solidarité et d’humanité. Si on parle de solidarité de tous les pays, alors on parle d’une politique d’entraide internationale.
« On ne se sauve jamais seul » répète-t-il à plusieurs reprises. « On ne peut pas exiger d’un pays qu’il honore ses crédits avant de sauver ses proches. L’économie, au final, ça peut attendre, ça se récupère. Ce qui ne se récupère pas, c’est la santé et la vie. » — Alberto Fernández
Il salue l’attitude de Cristina Georgieva qui abondait dans ce sens lors des dernières conférences du Fonds Monétaire International. Il en profite aussi pour dénoncer fermement le comportement inacceptable des États-Unis qui, malgré la pandémie, continue son embargo sur Cuba et le Venezuela, empêchant le rapatriement des vivres, des médicaments. « La situation mondiale dépasse les divergences des uns et des autres », dit-il, « On ne peut être humain aujourd’hui en laissant ces choses continuer ». Cette plaidoirie anti-Trump provoque chez Residente un sourire complice.
Le rappeur enchaîne : une entreprise argentine vient de licencier 1400 employés en prétextant la crise sanitaire. Alberto Fernández rectifie. Ces licenciements ne sont pas concrétisés et ne le seront pas. Face à cette crise, il est inconcevable de renvoyer les gens dans la rue sans emploi. Je lutte activement avec le ministre du Travail et l’Unité de Solidarité Sociale pour que cette entreprise fasse marche arrière. Nous avons assez de recours pour que personne ne licencie. Nous proposons même de payer une part des rémunérations pour soulager les employeurs. Nous sommes très fermes sur ce point. Une société qui ne tend pas la main à celui qui en a besoin n’est pas une société. A l’intérieur du pays, nous gardons la même cohérence. Nous ne pratiquerons pas la politique de mise à l’écart de telle ou telle partie de la société. Il faut réussir à construire un grand parapluie social pour tous.
Une politique sanitaire qui semble fonctionner.
Residente continue avec la question qui est la plus complexe pour tous les pays d’Amérique latine, celle du cordon sanitaire. Fernández résume : « Nous sommes devant un ennemi invisible, on ne sait pas où il est, dans le corps de qui, et qui il va infecter. Les symptômes divergent. On se prépare au pire des scénarios avec logique. Nous pratiquons une quarantaine intense sur une longue période. A l’inverse de L’Europe et des États-Unis, nous nous sommes confinés dès l’apparition de la pandémie, sans attendre que le virus soit à nos portes. Les premiers résultats nous confirment que le Covid-19 est pour l’instant sous contrôle.
Je ne vais pas dire que l’on va s’en sortir indemnes, mais avec le moins de dégâts possible. De toute façon, personne ne va s’en sortir indemne ». — Alberto Fernández
Une politique qui semble porter ses fruits puisqu’on recense à ce jour 8000 cas confirmés sur 44 millions d’habitants (dont 3 millions concentrés sur la ville de Buenos Aires) avec un nombre de décès s’élevant à 373. C’est extrêmement loin des chiffres européens et américains. Mais le bât blesse lorsque l’on aborde le sujet du matériel de protection pour le personnel soignant. L’industrie argentine produit les masques, gels et gants nécessaires. Par contre, les vêtements spécifiques qui empêchent la propagation du virus ne peuvent être produits en Argentine, faute de matière première. La commande a été passée mais elle tarde à être livrée. Le personnel soignant est donc le plus vulnérable pour l’instant.
La culture de l’âme, pas du machisme !
Enfin, Residente ne va pas terminer l’entrevue sans aborder des thématiques sociales qui lui sont chères : la faillite du monde artistique, les violences faites aux femmes en période de quarantaine.
Le président mélomane reprend les mots de son ami défunt, le chanteur Luis Alberto Spinetta : « Le peuple a besoin qu’on lui nourrisse le ventre mais il faut aussi lui nourrir l’âme. Ce qui nourrit l’âme c’est l’art ». Alberto Fernández tient à favoriser le travail des artistes en quarantaine et faire en sorte qu’ils soient rémunérés autrement que par le chômage. « Ils doivent eux aussi se nourrir », insiste-t-il. Les télévisions, les radios favorisent les initiatives et, une fois par semaine, diffusent un programme de 3 heures en continu d’artistes en confinement, toutes chaînes confondues. Ce n’est pas la solution au problème mais c’est un premier soutien.
Le mouvement féministe monte au créneau depuis plusieurs années en Argentine, continue Residente. Aujourd’hui, il est généralisé. Les femmes se mettent au balcon pour dénoncer les violences machistes et le patriarcat. Le nombre de féminicides est très élevé et on accuse une forte augmentation depuis le début du confinement. Quelles solutions ?
En Argentine plus qu’ailleurs, déclare le président, l’enfermement produit un grand nombre de violences conjugales et des féminicides que nous voulons éviter à tout prix. Pour les victimes de ces violences, on a mis en place un numéro de téléphone, le 524. Des équipes peuvent intervenir directement à tout moment et extraire les femmes et leurs enfants de l’emprise de leur agresseur. Le problème de ce pays est le machisme et ce n’est pas tolérable.
Ce n’est pas demain que les défauts de gouvernance seront résolus en Amérique latine. Cette crise « covidienne » semble creuser encore plus le fossé économique, social et sanitaire qui la sépare des autres pays occidentaux et de l’Amérique du Nord. Le continent, dont l’histoire reste tributaire de son passé colonial et d’enjeux internationaux à la fois financiers et/ou stratégiques, peine à trouver sa stabilité économique et sa propre trajectoire démocratique. Les utopies de Simón Bolivar, rêvant d’une constitution latino-américaine unie, sont profondément enfouies dans le temps. Mais des voix comme celle de Residente s’élèvent pour dresser un drapeau qui revendique la démocratie et les droits de l’homme. On sent gronder le désir de renouveau des peuples indignés (Chili, Venezuela). C’est, en tout cas, le moins que l’on puisse espérer.
Playlist :
Quelques vidéos de Residente :
Guerra :
Rap Bruto : une vidéo esthétique et explosive en duo avec Nach, un texte brut (comme le titre l’indique), sur la raison d’être du rap, contre la perte de sa signification première face à l’industrie du disque et le besoin de revenir à l’essentiel : “Mucha selva, poco tigre. Mucha pólvora, poco calibre. Hijo de ****, tírame a mí” (Beaucoup de jungle, peu de tigre. Beaucoup de poudre, peu de calibre. Fils de ****, tire sur moi)
Un peu de poésie avec le titre Desencuentro, en duo avec Soko, chanteuse et actrice française (comme son nom ne l’indique pas) :
Ou encore avec Calle 13 et le titre La vuelta al mundo (Retourner le monde):
Somos Anormales : Sommes-nous anormaux, la vidéo qui a défrayé la chronique jusqu’à un billet spécial dans l’émission Tracks d’Arte. A reconnaitre dans la vidéo, l’actrice et les acteurs suivants : Leonor Watling, John Leguizamo, Óscar Jaenada et Juan Diego Botto.
Attention -18 ans s’abstenir :
Pour la lutte, ¡Aquí se respira lucha… Que viva la America!
Latinoamerica, Calle 13
Albums :
[Residente] de Residente – 2017, Sony Music Latin
Multiviral de Calle 13 – 2014, Sony Music Latin
Entren los que quieran de Calle 13 – 2010, Sony Music Latin
Documentaires :
Le documentaire La Vida Loca, qui a coûté la vie à son réalisateur Christian Poveda, témoigne de la vie des “Maras”, en particulier des membres du gang Bario 18. (Attention, âmes sensibles s’abstenir, -16 ans)
Visible en 5 parties sur Dailymotion
Texte: Jean-Jacques Goffinon