Résistance à La Centrale : de 1968 à 2018, des lignes de vie
Sommaire
Ca sent bon le souk, imprévisible, on saisit vite que l’on ne nous fait le coup ni de la nostalgie, ni de la commémoration chic. — Pierre Hemptinne
Avec tous les créatifs post-soixante-huitards qui ont infiltré les méthodes de management et la créativité entrepreneuriale, célébrer Mai 68 aujourd’hui coïncide parfois avec l’apologie de l’entreprise capitaliste ! Mais ce n’est pas de ça que l’on parle à La Centrale. Résistance reprend le fil d’un imaginaire qui s’est ouvert à un certain moment, de manière multiforme, sans être l’apanage d’une classe, d’un style, d’une profession. Quelque chose qui a éclaté et a continué. L’exposition, plutôt que retracer une histoire linéaire, restitue une dynamique, trace des lignes de tension entre les années 1960 et aujourd’hui. La spatialisation de l’ensemble qui grouille, là, donne envie de se jeter à corps perdu, à l’instinct, et d’initier des trajets, d’un point précis, au début, à cela qu’on aperçoit à la fin du parcours, progresser en diagonale, en déplacement latéral, d’avant en arrière, en lignes brisées, en zigzag. En s’avançant - et avant même que le regard embrasse la nef un peu folle de réunir ces œuvres qui, d’une manière ou d’une autre, ont dérangé, dérangent ou proposent un dérangement -, on jette un œil à droite sur un espace d’atelier accueillant des étudiants artistiques. Une installation en soi. L’impression que c’est en train de se faire, que ça se passe à l’instant. Le dispositif, décidément, n’a rien de passéiste.
Les beaux-arts et les usines d’armes, pour la première fois, sont montrés comme pouvant faire bon ménage.
Une première tangente, peut-être, démarre avec Marcel Broodthaers, qui déstabilise l’art et le musée, en réduisant le patrimoine emblématique à quelques mentions génériques, désincarnées, à des impressions en matériaux pauvres, reproductibles sans limite, libérés de toute aura unique, ou en filmant le geste essentiel et dérisoire du projet décrire un texte : écrire consciencieusement sous la pluie, l’eau diluant l’encre sur le papier, faisant déborder l’encrier. Mais écrire quand même sans craindre l’invisible. Au contraire. Éloge de l’état de projet. Critique du monde de l’art, depuis l’intérieur, touché par l’écho de la révolution extérieure, mais n’en récoltant que des reflets, des conjonctions. Elle conduit, par proximité scénographiée, au travail acharné de Hans Haacke. Déconstruction systématique du discours capitaliste. We Believe in the Power of the Creative Imagination (1980) s’inspire de l’art religieux et de sa mise en récit iconique de ce qui relie l’histoire de l’homme et le sacré. Devant l’installation – un groupe d’images alignées, superposées selon un ordre symbolique, codé – on pense intuitivement à des choses vues dans des musées, des églises. La référence au polyptique des frères Van Eyck est en fait délibérée. Mais les images montrent autre chose : l’exaltation de l’excellence meurtrière de la FN. La créativité investie dans la conception et la fabrication d’armes performantes. Elles sont montrées avec tout le sublime qui entoure la fascination pour ces instruments de meurtres militaires (souvent commandités par les États, meurtres groupés et légitimés). Cette esthétique des armes fait le lien avec le goût pour les beaux-arts et donne du sens à la disposition en polyptyque. Il n’y a pas d’antinomie entre aimer es arts raffinés et produire les engins de mort. Comme toujours, Hans Haacke ne se contente pas de produire des images, il documente ce qu’il montre. Il informe sur les actionnaires de la FN, la place de cette économie dans le fonctionnement des pays dits respectables, défenseurs des Droits de l’homme.
Les affiches de la rue clament les combats élémentaires, fondamentaux, face à une fresque qui détaille, avec humour mordant et raccourcis abyssaux, la complexité qui sape la démocratie
Il y a, à gauche, des regroupements, des alignements de gravures, de dessins et affiches qui retracent l’imaginaire contestataire de 68. Tel qu’il s’est exposé aux yeux de tous. Ce sont des vignettes pour la plupart hyper connues. Des classiques. On y accède à différents endroits, il y a des embûches, des détours. Ces images proviennent de groupes engagés, d’activistes, d’écoles, d’ateliers populaires, de rencontres entre ouvriers et artistes, d’anonymes, de célébrités. Elles racontent les luttes au plus près des réalités – telle manifestation précise avec son mot d’ordre, la mobilisation pour défendre une usine particulière (Flins), le répertoire des ennemis séculaires (racisme, extrême-droite, flics) –, et par la manière de montrer, dessiner, mettre en page, elles racontent aussi comment l’inscription dans ce réel s’accompagne d’une aspiration à déménager certains référents asphyxiants. Il y a, derrière ces productions qui mettaient l’art dans la rue, au service de la rue, des gestes d’artistes, évidemment, mais elles donnent l’impression d’être proches de la voix populaire, d’en capter quelque chose. Avec des cibles relativement simples. Sur l’immense mur, en face, se déploie une fresque réalisée in situ par Dan Perjovschi. Elle couvre la période de 1968 à 2018 sans être une ligne du temps, plutôt l’empreinte d’un temps éclaté en plusieurs couches, plusieurs réalités, l’avènement, l’installation progressive de la complexité. Pris séparément, les croquis, les mots, mettent en perspective des « problèmes », des cristallisations situationnelles, qu’il faudrait résoudre par plus de démocratie (débats, controverses, délibérations). L’ensemble est très dynamique et raconte des tas d’impasses de l’évolution selon des déplacements brefs, fulgurants, mais qui semblent insolubles. L’effet dynamique entre en conflit avec l’effet cul-de-sac. Ainsi de cette succession de gestes semblables, l’un balance un cocktail Molotov, l’autre, tout semblable, brandit un iPhone. Et l’ensemble, prolifique, croissant en tous sens, où l’on découvre sans cesse de nouvelles combinaisons, voilà les rouages de l’esprit mental de l’époque, complexes, sorte de machine infernale qui ronge la démocratie.
L’espace muséal est d’emblée barré par une barricade de fauteuils en provenance d’une salle de spectacle (Luc Deleu & T.O.P. Office). Au bout du parcours, un film restitue une performance d'Emilio López-Menchero construisant une barricade en plein Louvain-la-Neuve. « Lâchez votre brol pour construire une barricade ». Habillé en Tchanchès, accompagné de deux ou trois assistants en bleus de travail, poussant des charrettes, il harangue les citoyens. Il les invite à se débarrasser de leurs encombrants et poubelles. Il rassemble le tout en barricade bricolée qui obstrue le passage. Là, en plein quotidien, quelle merveilleuse occasion de voir, entendre, étudier la réaction des gens d’aujourd’hui quand l’art moderne perturbe leur quotidien ! Une pièce d’anthologie. Pourquoi vous faites ça ? « Pour arrêter. Arrêter pour arrêter. Juste pour être contre. Contre tout. Arrêter qu’on oublie plein de problèmes. Ca suscite pas mal d’indifférence. Puis quand la barricade est érigée et rompt la fluidité urbaine, ça crée de l’intérêt timide, amusé, intellectuelle, d’étranges empathies, beaucoup d’incompréhension, de la violence, de l’agressivité.
Le krach permanent, la libération sexuelle, le refus du nucléaire, autant de lignes de forces où l’art cherche à ouvrir des possibles, sensibles
Dans les affiches d’époque, le pouvoir de l’argent est toujours montré du doigt. Cela vous conduit à la vidéo d’Aernout Mik, gros plan fictionnel sur les premiers instants qui suivent l’ultime crash boursier, dans l’enceinte même des traders. En fait, la ligne qui va de l’image genre « à bas le patronat » à ce film de dépression radicale qui frappe ceux et celles qui incarnent la spéculation, laisse entendre que, finalement, le krach est permanent et le show continue pour qu’on continue à croire que. De la même manière, plusieurs courants alternatifs vont de l’ancien au nouveau et illustrent la façon dont l’art se métamorphose pour coller aux problématiques à cerner. Les revendications de libération sexuelle et d’égalité entre les genres, autant dans les jeux de l’amour que dans les institutions sociales, étaient très fortes. Elles sont accompagnées, aujourd’hui, avec une forte présence des Guérillas Girls, dont l’activisme actuel, via des bâches, des vidéos, des restitutions d’interventions, est mis en écho avec une simple vidéo où Valie Export invente un langage gestuel. Cette place du sexuel dans l’esprit 68 donne lieu aussi à une magnifique présence d’Helga Goetze, artiste renommée de ce que l’on appelle l’art brut, qui a milité pour que l’on enseigne l’amour, la science du plaisir et qui a brodé d’incroyables imageries sexuelles, véritables cosmogonies où elle donne sa vision de la manière dont les différentes civilisations ont organisé, maîtrisé et réprimé les corps et, aussi, malgré elles, provoqué des échappées qui ont permis de laisser libre corps aux fantasmes libérateurs.
Le refus du nucléaire est une autre de ces lignes de force dans les mouvements contestataires nés de 68. Cécile Massart s’attache systématiquement à suivre ce fil rouge, celui qui prépare l’explosion apocalyptique. Mais elle est désormais bien loin de ce qu’était l’art dénonciateur ou l’intervention in situ. Elle a mis en place quelque chose d’unique et qui informe sur une évolution artistique liée directement à cette question : comment, en quelque sorte, les formes artistiques deviennent des manières d’informer, de documenter, agrégeant formes scientifiques, recueil de connaissances à diffuser, à vulgariser – un souci esthétique et plastique de la pédagogie –, mais aussi des réalisations artistiques, graphiques, visuelles, qui sensibilisent autrement à la nécessité de se donner une culture du nucléaire pour enfin positionner la société en connaissance de cause, démocratiquement, sur les enjeux de cette technologie suicidaire. Le bon sens devrait conduire les politiques à s’emparer de ce que propose Cécile Massart comme une chose fondamentale à laquelle ils ont toujours oublié de penser : installer près de chaque centrale nucléaire, des shelter studios, des espaces de documentation et de dialogue sur le nucléaire, ce que ça implique d’en être les riverains, pouvoir y consulter des sources scientifiques, des archives sur les catastrophes, des modes d’emploi comparés quant à la gestion des crises, partager des expériences, des impressions, des sensations, des vécus, des souvenirs, tout ce qui, du fait de vivre sous le glaive nucléaire, vient hanter les rêves, souvent, ou parcimonieusement. Mais rassembler tout ça, pour se préparer, et de cette sorte de nouveau savoir, tirer de nouvelles solutions. L’art aide à créer.
Ces quelques exemples de mouvements anarchiques dans Résistance, histoire d’y singulariser son parcours, préparer une interprétation à soi, ne doit pas faire oublier que l’exposition a sa propre structure autour de trois axes thématiques. Le guide du visiteur est très bien fait. Le Journal, distribué gratuitement, contient aussi des informations précieuses, contextuelles, historiques, et de grandes photos qui constitueront un beau aide-mémoire. Le programme d’activités greffé sur l’exposition est un must : beaucoup de rencontres avec des artistes sur place. Et la présence de l’Open Academy, laboratoire occupé par quatre écoles d’art, entoure l’exposition de ce halo expérimental, de possibles, ce qui sent bon 68.
photos et texte :
Pierre Hemptinne
exposition collective Resistance
Jusqu'au Dimanche 27 janvier 2019
Centrale for Contemporary Art
44 Place Sainte-Catherine
1000 Bruxelles