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Révoltée : Evguénia Iaroslavskaïa-Markon

Evguénia

publié le par Daniel Schepmans

Quatre mois avant d'être exécutée au goulag, Evguénia Iaroslavskaïa-Markon rédige ce qu'elle considère comme son autobiographie. Plus que le récit d'une vie fauchée, c'est celui d'une vie révoltée et hors-norme qu'elle nous donne.
Et il est allé dans sa patrie soviétique qui, ignoble et stupide, ne l'a pas compris ! Je jure de venger Alexandre Iaroslavski – pas seulement l'être aimé, mais le compagnon d'armes, le complice, le « camarade d'affaires » (comme on dit entre nous, dans l'argot de la pègre), et surtout le poète génial abattu par votre médiocrité ! Et pas seulement lui : je jure de venger les poètes fusillés – Goumiliov, Lev Tchiorny, l'énigmatique Faïne, le poète Essénine harcelé et poussé au suicide ! Je jure aussi de venger le malheureux dont la main armée d'un révolver a éteint la pensée lumineuse d'Alexandre Iaroslavski, et tous les fusilleurs qui, hypnotisés par vos hypocrites paroles pseudo-révolutionnaires, acceptent, avec l'insouciance d'un salarié ou d'un esclave, de devenir des meurtriers ; je jure de venger par le verbe et par le sang tous ceux qui « ne savent pas ce qu'ils font ! » Et je tiendrai ce serment, à condition bien sûr que cette autobiographie ne soit pas vouée à devenir une « autonécrologie »... — Evguénia Iaroslavskaïa-Markon

Ce récit est d'abord paru sous le titre Je jure de venger par le verbe et par le sang, mais Evguénia Markon ne vengera rien ni personne car elle sera fusillée à vingt-neuf ans en juin 1931, dans le quartier d'isolement du « camp à destination spéciale » des îles Solovski, autrement dit au goulag. Étrange et fascinant destin que celui de cette femme à la folle personnalité dont nous n'aurions jamais entendu parler si son dossier n'avait pas été retrouvé presque par hasard, des décennies après, dans les archives de la Direction du FSB (ex-KGB).

Fille de la bourgeoisie intellectuelle de Petrograd, violemment rétive à toute forme d'hypocrisie, sans être dupe de ses propres contradictions, fascinée par les laissés-pour-compte et la pègre, dont elle théorisera le rôle dans la nouvelle société – selon Olivier Rolin, qui a découvert le texte au cours des recherches effectuées pour un travail sur les îles Solovski, elle voit dans la pègre l'armée irrégulière de la révolution permanente –, voleuse revendiquée, par conviction personnelle mais aussi par engagement idéologique, sa sensibilité rebelle à toute injonction et révulsée par les injustices et les horreurs perpétrées par un système dont l'obsession est la création de l'homme nouveau, elle aura mené sa courte vie dans une opposition acharnée à tout ce que la révolution avait érigé en façon de vivre ensemble.

La fascination qu'elle inspire tient beaucoup à l'opposition tranchée qu'elle représente face à l'image qu'on peut avoir d'un monde en rupture, et à la recherche d'une nouvelle façon de voir l'humain alors qu'en son sein les horreurs de la normalisation sont pleinement à l’œuvre. Les commissaires politiques bétonnent le système d'État et la répression devient la norme. Elle est pleinement consciente de cette fissuration ; pour elle, l'URSS est devenue un pays capitaliste comme les autres. Caractère indompté, d'une intransigeance quasi naïve, décidée à vivre contre tout ce qu'elle voyait autour d'elle, y compris contre ses intérêts les plus vitaux, elle va, d'arrestation en arrestation, se rapprocher, inexorablement et en pleine conscience, d'une fin dont il semble qu'on puisse croire qu'elle fut assumée, même s'il est permis de douter qu'il soit possible d'être absolument certain de quoi que ce soit, tant ce qu'elle écrit est déroutant.

On pourrait se dire qu'elle ne représente qu'un cas pathologique, qu'une déviante éprise de mauvais coups, ou que c'était quelqu'un de tout simplement réactionnaire incapable de percevoir et de comprendre ce que la révolution pouvait apporter en termes de transformation, et hermétique au formidable espoir qu'elle pouvait soulever. La lecture de son récit ne va pas dans ce sens et, sans porter de jugement sur sa compréhension ou non du bouleversement social et politique dont elle était témoin, il semble évident qu'elle possédait un sens très spécial de la radicalité, celle-ci toute tournée vers la critique tous azimuts de ce qu'elle ressentait comme un monde sans promesse et épris de répression. On sait ce qu'il faut penser de l'idée d'un homme nouveau, l'histoire nous a montré où cela menait, mais elle, cependant, ne semblait avoir besoin d'aucun recul pour apprécier l'absurdité d'une telle ambition. Evguénia transpire l'authenticité et le côté tragique de ses erreurs de jugement concernant le rôle prétendument « éducatif » que la pègre serait amenée à jouer dans l'édification du monde nouveau n'enlève rien à l'aura d'honnêteté intellectuelle et à la force morale qui émanent de ses conceptions.

Sans doute aurait-elle été révoltée dans n'importe quel monde, sans doute même serait-elle allée vers une mort atroce dans n'importe quelle circonstance, pour peu qu'elle ait dû affronter un système qui ne pouvait en aucun cas accepter une « déviante » ou une acharnée à sa destruction comme elle. On ne peut pas affirmer grand-chose tant elle apparaît atypique à tous points de vue, mais il n'en reste pas moins qu'il est difficile de ne pas réfléchir sur son cheminement et sur l'impact qu'il génère dès qu'on y est confronté : on est percuté de plein fouet par son parcours et on ne sort pas indemne d'un tel témoignage. Qu'est-ce qu'une révolte, la question ouvre le sol sous nos pas et tout se dérobe, ce que nous rencontrons à la lecture de ce récit est trop poignant, trop puissant, trop troublant et presque trop dérangeant, et on aura beau se dire que le contexte dans lequel elle a vécu est trop spécifique pour permettre une juste évaluation, on se retrouve tout de même seul face à soi-même, seul face à la force du réel, et le sort qu'elle a subi (ou rencontré) fait peur. Qui sommes-nous, que faire pour vivre dignement dans un monde dont on ne reconnaît pas les valeurs, comment résister, comment donner notre vie à une cause ? Elle nous tend un miroir et on se débrouille.

La classe à laquelle j'appartiens, selon moi, est celle de tous les déclassés, aussi bien les criminels de droit commun que les intellectuels asociaux, et, en règle générale, tous ceux qui méprisent l'opinion publique, la provoquent et luttent avec franchise pour affirmer leur individualité dans tout son éclat. Je trouve la politique du pouvoir soviétique à l'égard de la pègre d'une scandaleuse hypocrisie (exiler, déporter, ce n'est pas résoudre le problème de la criminalité, mais l'éluder), c'est trahir un groupe qui, dès le début, a soutenu ardemment la révolution et n'a jamais été lié à aucune notion de propriété. — Evguénia Iaroslavskaïa-Markon au cours d'un de ses interrogatoires

Photo: Courtesy Memorial, 2017 Evguénia Iaroslavskaïa-Markon le jour de sa dernière arrestation à la fin des années 1920, quelques jours avant son envoi dans le camp concentrationnaire des îles Solovki

Révoltée d'Evguénia Iaroslavskaïa-Markon