Expo « Revolution Rap » – Entretien avec Julien Truddaïu
L'exposition doit évoluer au gré des rencontres et continuer à grandir et s’alimenter. Nous avons rencontré Julien Truddaïu, chargé de projets à CEC ONG et co-commissaire de l’exposition (avec Pitcho Womba Konga).
On commence par le dispositif numérique très original de l’exposition. Comment est-ce qu'elle se présente concrètement ?
Le dispositif est construit sur base d’entretiens vidéo, qui ont été classés selon des thématiques. Ils ont été placés de manière interactive dans de gros racks, des flight-cases de tournées adaptés pour l‘expo. Le principe c’est trois stations avec des trailers qui permettent de faire le tour de l’expo en une demi-heure. Pour celles et ceux qui veulent approfondir les thématiques évoquées, on peut creuser la matière avec des tablettes interactives et retrouver un grand nombre d’entretiens vidéo. Nous travaillons beaucoup au CEC, sur cette double approche d’introspection individuelle et d’effet collectif. Les trailers peuvent se regarder à dix, mais en revanche on est plutôt seul quand il s’agit de regarder les interviews. On a aussi des projections sur les murs, avec notamment une création artistique réalisée par Lisette Lombé. On a donc une variété de formats mais qu’on a mis en scène dans une présentation principalement numérique.
La forme a été pensée de cette manière dès le départ ?
On a choisi le numérique parce qu’on voulait que ce soit une exposition itinérante, très rapide à monter, qu’il y ait le moins possible de prérequis pour les salles qui voudraient l’accueillir. Ici on a une expo qui est montable en deux heures. On voulait pouvoir intervenir dans des salles de concerts par exemple, ou dans des évènements culturels. Il se fait que l’expo prend quand même de la place mais elle fonctionne sur un schéma de rapidité d’intervention.
La plupart des expositions qui parlent de musique sont généralement très statiques. On y aborde tout ce qui se trouve en périphérie de la musique : les pochettes de disques, les affiches de concert, les photos, mais plus difficilement la musique elle-même. Ici au contraire on parle plus directement du son et des gens qui le font.
Tout à fait. Ici, il y a un rapport au sujet très personnel, très introspectif. On sait très bien qu’aujourd’hui, dans un monde interconnecté, notamment chez les jeunes, tout le reste n’est pas utile parce que c’est disponible sur n’importe quel smartphone. On trouve très facilement la discographie de quelqu’un, les pochettes de ses disques, ses clips, ses photos. Par contre on trouve assez peu de fond, en tout cas selon le prisme qu’on voulait travailler. On a fait le pari de zapper cette étape de découverte. Les gens sont assez curieux pour aller se renseigner ensuite.
Comment se sont faits la sélection, le collectage ?
L’idée de départ c’était de raconter l’origine africaine du rap, s’il y en a une. C’est une question qu’on se pose encore. En tout cas ceux et celles qui ont démarré le mouvement dans des quartiers de New York, comme le Bronx, se réclamaient très clairement de cette identité africaine. Au cours de nos recherches, on s’est aperçus qu’ils s’en réclamaient mais sans vraiment la connaître. On voulait proposer un parcours entre le Bronx, l’Afrique, l’Europe, mais on a choisi au final de se concentrer sur le continent africain. On a travaillé main dans la main avec Pitcho, qui fait lui-même du hip hop depuis longtemps, et qui a amené sa culture hip hop dans d’autres milieux culturels comme celui de la danse, du théâtre.
On a travaillé ensemble pendant les trois années qui ont été nécessaires au montage de l’expo. Avec lui on s’est posé la question de savoir si on allait tout traiter, et de trouver le prisme pour aborder tout ça. Très vite on est tombés sur le mot révolution, parce qu’on s’est aperçus que, dès le départ, notamment au Sénégal, mais aussi dans les pays au sud de l’Afrique, les gens avaient pris ce parti de parler de changement et de parler de révolution. Qu’est-ce qu’on entend par révolution ? Est-ce que ce n’est pas un mot un peu galvaudé ? On voit bien qu’ici le mouvement hip hop s’est transformé en quelque chose de très mercantile, très à la mode, oubliant parfois ses racines de revendication, de volonté de changements sociaux. Comme dit Chuck D. de Public Enemy, on est passé d’une demande d’égalité de droits à une demande d’égalité d’argent, et ça pose quand même problème. On a donc resserré le propos, et on l’a limité au rap, à ce qui concerne le chant et l’expression vocale. En sachant bien que même en se limitant au rap on allait aussi parler de la danse, de la musique, du DJing.
On a pris le pari de parler de l’ensemble du continent africain. Pour nous c’était impossible de partager les choses, de délimiter des frontières, parce que ce sont des manières de penser très coloniales. Il y a des circulations, et les frontières entre les États africains sont pratiquement toutes d’origine coloniale. Mais c’est aussi parce que cette expression du hip hop avait dès le départ un point de vue panafricain.
On a aussi fait attention à ne pas tomber dans quelque chose d’attendu, donc on a laissé nos a priori de côté. Par exemple on pensait que le hip hop africain était beaucoup plus engagé que le hip hop européen. On a avancé à tâtons pendant des mois et puis on a trouvé sur notre chemin Abdoulaye Niang, qui est maître de conférences en sociologie à l'Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, au Sénégal, et s’est beaucoup intéressé à ces matières. Le pari de départ c’était de compter sur une grille d’entretien, qu’on a soumis à un certain nombre d’artistes – aujourd’hui ils sont plus d’une cinquantaine à travers tout le continent – et de poser ces questions autour de l’engagement, des origines africaines de la culture hip hop, etc. On s’est retrouvés avec un corpus de réponses qu’on a classé par thématiques. Une première parle de l’histoire et de la mémoire du hip hop, une deuxième, évidente, de la révolution, et la dernière de la spécificité du rap africain.
L’idée c’était aussi de parler ce qui s’est passé en Belgique, quels ont été les acteurs de ce hip hop afro-descendant, quels étaient leurs liens avec le continent africain, pourquoi l’émergence du hip hop a mis autant de temps à percoler en Belgique ? Que signifie cette nouvelle vague du hip hop belge ? C'était quoi l’ancienne ? Pourquoi est-ce que le nouveau, ce ne sont quasiment que des Blancs, alors que les anciens c’était avant tout des Noirs ou des Nord-Africains ?
On a ajouté à toutes ces questions une contrainte formelle qui était de ne pas faire une tournée africaine. Il aurait été très simple de s’embarquer avec Pitcho et Abdulaye et de rester vingt-quatre heures dans chaque pays. On a préféré considérer que, malgré tout ce qu’on dit, ce continent est très actif sur le plan audiovisuel. Il y a des équipes sur place qui pouvaient faire les interviews. On a procédé comme ça sur plus d’une vingtaine de pays. Pour nous qui sommes une ONG qui, depuis quarante ans, travaille à déconstruire les stéréotypes et la perception qu’on peut avoir du continent africain, c’était aussi une manière de pouvoir dire aux visiteurs que toutes les vidéos qu’ils allaient voir – à part celles tournées à Bruxelles – avaient été réalisées par des équipes locales.
C'est exactement le contraire de la démarche contemporaine d’un Damon Albarn, par exemple, qui s’embarque au Mali ou au Congo pour des collaborations et pour documenter ce travail.
J’ai toujours un souci avec cette manière de travailler. Le résultat final a toujours tendance à correspondre à des attentes européennes. On a été très vigilants sur la manière dont on a échangé avec les artistes. Si on veut vraiment avoir une parole assez libre, la meilleure manière, pour nous Occidentaux, c’est de ne pas intervenir. Par exemple, on a donné une carte blanche à un artiste comme Smockey pour filmer sa ville Ouagadougou, et la montrer sous le prisme du hip hop. Il a filmé une heure de rushes qui ont été montés ici par ZIN-TV, une équipe audiovisuelle bruxelloise. Là aussi c’était une rencontre à distance entre une équipe et lui, qui ont conversé à travers ce travail. Cette mise à distance nous a taraudés tout au long de ces entretiens. Avec cette méthode, on a obtenu une parole beaucoup plus libre. C’est effectivement le contraire de ce que peuvent faire Damon Albarn ou Peter Gabriel.
Il n’y a rien à faire, les clashes culturels existent, on arrive parfois avec de gros sabots. — Julien Truddaïu
On s’intéresse souvent ici à un répertoire bien particulier, plutôt ancien, l’afrobeat, le highlife, souvent déconnecté de l’actualité musicale du pays, mais qui est représentatif de celui-ci pour les Occidentaux. Comment est-ce qu’on rentre en contact avec l’actualité locale sans ce prisme historique occidental déformant ?
Un morceau de rap c’est une discothèque. Avec le sample, on a un lien avec la musique du passé. Dans les discussions avec les artistes du continent africain, ceux de la première vague, comme PBS au Sénégal, disent tous qu’au début ils étaient dans le mimétisme américain le plus total ; ils rappaient même parfois sur des instrus américains. Tout ça s’est transformé avec une réappropriation de leur héritage et un mélange avec leur culture nationale, qui ne s’est pas toujours fait tranquillement. Au Congo par exemple, les musiciens qui faisaient de la rumba n’étaient pas prêts à entendre du hip hop, et puis surtout ils y voyaient une concurrence. Le mélange auquel on assiste ces dernières années, c’est le résultat d’une longue maturation, d’une longue bataille de ces artistes sur place.
Alors comment va-t-on à la rencontre de ces artistes ? On en connaissait beaucoup, j’ai assez bien voyagé en Afrique, Pitcho également. On était trois passionnés à la base et on avait déjà toute une discothèque en tête. On est rapidement arrivés à 600 noms. On a réduit cette liste à 50 artistes, triés selon des critères de lieu, de genre, d’engagement. Certains artistes ont été des fers de lance de l’engagement politique et social sur le continent dans les années 1990, mais ont aujourd’hui retourné leur veste et sont devenus des cautions pour le pouvoir. Il y avait aussi le critère de génération aussi. On voulait parler avec les jeunes qui émergent aujourd’hui, qui revendiquent leurs racines africaines beaucoup plus que les anciens, qui étaient encore dans un entre-deux, entre Afrique et USA.
On voulait aussi parler des artistes d’ici. On voulait vérifier une hypothèse : le fait qu’il y a eu en Belgique un long tunnel de près de vingt ans. Des structures comme les Halles de Schaerbeek ou Lezarts Urbains ont toujours soutenu les artistes belges de hip hop, tant pour la production que pour la diffusion, et il faut leur rendre hommage. Mais en revanche il y a eu pendant vingt ans une forme d’omerta dans les médias belges, notamment et – plus gravement – ceux du service public. Le rap et le hip hop n’y ont jamais eu vraiment de place.
Il y a un effet miroir dans la société belge qui n’accepte le hip hop qu’à partir du moment où il est fait par des gens qui lui ressemblent, qui viennent socialement et sociologiquement des mêmes quartiers qu’elle. — Julien Truddaïu
On discute beaucoup plus aujourd’hui du passé colonial, mais des personnes comme Badi ou Pitcho questionnaient déjà il y a 20 ans ces questions de diversité, ces rapports d’injustice et de discrimination. Ils abordaient déjà les rapports entre le colonialisme et leur culture.
On a voulu analyser tout ça, au regard d’un continent où il y avait des enjeux à s’exprimer beaucoup plus lourds. Un artiste comme Smockey, par exemple, s’est vu envoyer une roquette sur son studio. Il a travaillé pendant 15 ans en pleine dictature de Blaise Compaoré, et a accompagné le mouvement Balai Citoyen, dont il est le porte-parole, pour un changement radical, c’est-à-dire une révolution, qui a amené au départ du président. À l’époque, les opérateurs du changement comme les partis d’opposition, ou les syndicats, étaient très faibles, voire absents. C’est le hip hop burkinabé qui a créé une sorte de veille mémorielle autour des figures de Sankara (que Compaoré avait renversé par un coup d’État, NDLR) ou de Norbert Zongo, qui est un journaliste assassiné parce qu’il dénonçait la dictature.
Il faut savoir qu’un bon tiers des personnes qu’on a interrogées ont fait l’objet d’intimidation, allant de pressions personnelles, ou sur leur famille, jusqu’à une arrestation temporaire, voire à des mois de prison. C’est le cas de Valsero au Cameroun qui, pour avoir sorti trois clips pendant les élections présidentielles, s’est fait enfermer pendant dix mois. Ici en Belgique on n’est pas dans les mêmes urgences mais c’était intéressant d’avoir ce parallèle entre des artistes qui ont survécu pendant vingt ans à des difficultés économiques, et parfois aussi à des formes de censure, et cette urgence africaine dans laquelle les gens racontent parfois la même chose mais dans des situations et sous un prisme totalement différent.
Pour revenir au cas de la diaspora, il y a aussi plusieurs types d’approche au sein de cette diaspora. Certains ont des contacts avec l’Afrique, d’autres sont en exil. Comment se passent les contacts entre eux et le continent ?
Il est clair qu’on a choisi en Belgique des artistes qui avaient gardé un contact avec le continent africain, pas forcément sur le plan musical, mais qui avaient un lien très fort avec lui. On a pris des chemins de traverse puisqu’on a aussi interviewé des gens comme Marie Daulne ou Manou Gallo, qui ne font pas de rap – même si ça se discute dans le cas de Zap Mama. Elles ont toutes les deux participé à beaucoup de projets, c’est d’ailleurs pour ça qu’on les a choisies. Marie Daulne a aussi influencé énormément d’artistes aux États-Unis, ce qu’on sait peu. Elle en parle parfois, de son influence sur Common, sur Erikah Badu, notamment sur le plan de la reconnexion à l’Afrique, par exemple. Et puis il y a des gens comme Pitcho, ou Badi, qui sont nés là-bas, et qui y retournent fréquemment.
Les artistes africains communiquent aussi entre eux, parfois sur des questions vitales comme l’expression et le changement. Quand Valsero a été enfermé au Cameroun l’année dernière, il y a eu une mobilisation très forte de l’ensemble des artistes à travers le continent, qui ont permis sa libération. Ils ont aussi un lien très fort avec leur public, qui est très différent du lien mercantile qu’on peut trouver ici trop souvent. Une scène à Dakar ou à Ouagadougou, ce n’est pas la même chose qu’un festival ici en Belgique comme Esperanzah. Il y a une distance ici qu’il n’y a pas là-bas, et une distinction binaire entre le public et la scène qu’on ne trouve pas en Afrique.
Les artistes locaux sont aussi connectés avec leur diaspora. Tous les Sénégalais de Paris savent qui est Awadi. Tous les Maliens de Paris connaissent Oumou Sangaré. Quand elle donne un concert à Montreuil, c’est comme si elle jouait au Mali. Dans d’autres cas, par contre, il y a très peu de contacts, souvent pour des raisons politiques.
Il y a aussi des distinctions au sein du hip hop, issues des démarcations entre classes sociales, qui fait que tout le monde ne fait pas la même musique, ou n’a pas le même engagement militant. Est-ce qu’il y a des endroits où on trouve uniquement du rap commercial et d’autres du rap engagé ?
Aujourd'hui, dans tous les pays qu’on a “écoutés”, il y a une superposition du rap engagé et du rap commercial, arrivé dans les années 2000. Mais ce n’est pas la même évolution. En Europe et aux USA, il s’agit d’une récupération, par les maisons de disques entre autres, qui ont dilué et commercialisé le message de révolte d’origine. En Afrique par contre, c’est une superposition. Il y a des artistes qui font les deux en même temps, et qui parfois financent leurs morceaux plus engagés, plus risqués, avec une carrière parallèle plus commerciale. Ils y font une musique plus festive, de déchargement, qui permet d’oublier les problèmes quotidiens, mais qui coexiste avec leur autre répertoire.
Est-ce qu’il y a d’autres expressions, en Afrique, qui pourraient être des musiques de révolte, et qui pourraient être en concurrence avec le rap sur ce plan ?
Les artistes de l’exposition parlent tous du rapport avec les musiques traditionnelles. Au Congo par exemple, le rap a bousculé la rumba. Même si en période coloniale, elle avait un côté subversif, elle est rapidement devenue quelque chose de très policé. Le rap a bousculé beaucoup de choses culturellement parlant. Il n’a pas fait concurrence, il a explosé des choses. Smockey raconte par exemple qu’avant l’arrivée du rap, il n’y avait quasiment pas de concert au Burkina Faso. Il n’y avait pas cette culture de la scène. La musique traditionnelle était jouée dans les fêtes, dans les mariages, elle est financée par des patrons. Avec la logique de DIY, de débrouille, du hip hop, on a vu apparaitre des gens qui prennent toute la chaine en main, qui organisent leurs propres concerts. Cette culture-là a bousculé toutes les autres. Aujourd'hui elles se complètent plus qu’elles ne se concurrencent.
Beaucoup de musiques africaines passent par un filtre blanc pour arriver en Europe. Elles passent très souvent par un label ou un producteur blanc. Est-ce le cas dans le hip hop ?
Dans le rap, il y a une radicalité que ce genre de mélange ne semble pas intéresser. Quand il y a une rencontre, elle semble plus authentique. Et puis il y a le DIY qui fait que les gens sont fiers d’y arriver par eux-mêmes. Les gens sont très arrêtés sur ce qu’ils veulent ou ne veulent pas faire. Étienne Bours avait fait en son temps un livre sur les musiques africaines qui creusait cette question des tensions entre les musiques africaines et les productions européennes. La crise du disque a aujourd’hui encore accéléré les distances. Le DIY et l’accessibilité à la technologie ont aussi permis de réaliser soi-même ses propres disques, sans la nécessité d’une maison de disques étrangère.
Une autre erreur dans la vision occidentale de l’Afrique, c’est de penser le continent en termes de savanes et de forêts et non en termes de villes, alors qu’il est couvert de mégalopoles énormes. Est-ce que ça a joué dans la diffusion du rap, qui est plutôt un phénomène urbain ?
On a au CEC une longue expertise de déconstruction des stéréotypes liés au continent, et cette question en fait partie. On a commandé d’autres cartes blanches du type de celle donnée à Smockey pour Ouagadougou, et on va faire réaliser d'autres de ces portraits de villes : Cape Town, Nairobi, Tunis. L’Afrique c’est aussi cette vitesse, cette vie qu’on trouve dans les villes. C'était important de montrer qu’il y a aussi cette urbanité partout sur le continent africain. Et de montrer qu’à notre connaissance il n’y a pas un seul pays d’Afrique où il n’y ait pas un rappeur. (Propos recueillis par Benoit Deuxant)
Révolution rap, du 9 au 31 octobre 2020 au PointCulture Bruxelles
Cet article fait partie du dossier Saison 2020-2021.
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