Revue DITS : La paresse, un autre travail
Sommaire
Le système productiviste stresse à mort, les écrans de contrôle braqués sur une croissance molle. Une croissance qui, même faible, persiste à démolir la biosphère. Il n’empêche que, ne pas correspondre aux attentes du marché du travail, est de plus en plus considéré comme un délit. Tandis que la criminalisation du chômage est perçue de plus en plus comme normale.
Et la paresse dans tout ça?
Malgré des articles, des recherches, des rappels aux textes anciens, elle n’est pas bien vue au quotidien. Le MAC’s, heureusement, nous y reconduit, mais par la bande en quelque sorte, via les profondeurs des imaginaires présents dans les arts plastiques, via une série de « faire » décalés qui évoquent des techniques de vie autres que celles déterminées par l’économie capitaliste. C’est la paresse comme matrice de toutes nos nécessaires régénérescences, bien plus que la simple reconstitution de la « force de travail ».
Le parcours est riche et fleuri. Il commence avec la question du chez soi de la paresse. L’exercice de la paresse nécessite des lieux à l’écart, des sas de compression, souvent appelés cabanes, cabanons, granges, et investis par Ragnar Kjartansson… Ce sont des « formes architecturales répandues en Islande que l’artiste utilise volontiers pour accomplir ses performances musicales; façon encore d’affirmer que l’art s’offre comme refuge à celui que le monde déprime. » (Denis Gielen, page 12)
Où sont passées mes pantoufles ? — Jean Constantin 1956, en exergue de la revue
Les pantoufles symbolisent souvent les chaussures que l’on enfile pour arpenter les territoires de la paresse. Voici celles peintes par Maurice Pirenne, dans une brume engourdie, où s’estompe la séparation entre l’individu et son environnement intime. Les paysages intérieurs, les fenêtres, les objets au repos, les contre-jours restituent à merveille ces glissements dans la rêverie, où les pensées s’élargissent de l’inactivité du corps, atteignent des horizons insoupçonnés, au départ du plus commun, et en ramènent de nouvelles impulsions qui vont germer parfois très longtemps après. Infusions paresseuses.
Gardien de phare à la retraite et vagabondage…
On glisse naturellement de ces toiles au portrait du gardien de phare par Rodney Graham, dans son intérieur de retraité, ambiance un peu léthargique où « s’inventer une nouvelle identité de non-travail » (Yoann Van Parys, page 54). De là, on est emporté par les processions de Van Caeckenbergh, invention de nouveaux rites et folklores: « Il y encense cet état de somnolence qui permet à l’esprit de vagabonder et aux idées nouvelles d’émerger. » (Houda Hamid, page 80)
Somnolence et autre travail, nous ne sommes pas loin des paysages de poussières, étranges surfaces d’autres planètes et pourtant si proches de nous. La poussière qui nous traverse, qui nous travaille, nous précède et nous survit, qui prend l’empreinte de toutes choses sur terre, « métaphore de la manière dont nous façonnons notre rapport au monde » (Marion Daniel, page 89). Et ce façonnage, dont les processus nous échappent en grande partie, n’est-ce pas notre travail par excellence, irréductible à toute conception et aliénation du travail salariée-centrée?
Temps libérés et lettres de démotivation…
Après, certains artistes, sans renier la poésie, s’engagent dans des démarches plus frontales. Ainsi de Pierre Huyghe qui fonde « L’Association des Temps libérés, destinée au développement de temps improductifs, pour une réflexion sur les temps libres, et l’élaboration d’une société sans travail. » (Julien Foucart, page 120)
Et évidemment, il y a les gestes salutaires de Julien Prévieux, même si fragiles et désuets dans l’énorme machine du marché du travail, bien connu pour formater et rejeter l’humain. À l’injonction omniprésente de décrocher un job pour contribuer à la croissance, et de consulter de façon obsessionnelle les offres d’emploi en espérant rentrer dans le rang, l’artiste soudain décide de renverser la pression et de reprendre l’initiative. Il écrit aux offreurs d’emploi pour les remercier et décliner leur proposition, avec arguments. C’est « un exercice de style (qui) donne naissance à une multitude de personnages susceptibles d’avoir formulé ces réponses parfaitement adaptées au contenu, à la mise en page et à l’iconographie des propositions auxquelles il oppose un refus clair et net. » Et d’en faire un « "métier" infructueux » qui prend sens dans la répétition, l’obstination. Une production qui humanise une pression subie par d’innombrables personnes.
Le parcours de la revue est bien plus riche, il en passe aussi par les gadgets de Gaston Lagaffe, l’attitude de Snoopy (« la béatitude de n’être pas grand-chose »), le cinéma de Jacques Tati… Mais, surtout, DITS, c’est un bel objet, c’est un livre d’art, avec un graphisme soigné, des notices didactiques bien foutues (pour apprendre, rappeler, recontextualiser), et surtout une iconographie qui élargit – presque à l’infini – les idées esquissées dans les articles. Photos des œuvres évoquées, certes, mais d’autres, en filiations subjectives évocatrices, qui rejoignent la fonction des fenêtres dans les toiles de Pirenne. De superbes pages où paresser retrouve toutes ses lettres de noblesse, son urgente nécessité.
Pierre Hemptinne
photo du bandeau : The Gifted Amateur - (c) Rodney Graham (couverture de la revue)
revue DITS n°21 - Paresse
env. 152 pages
18 euros