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Salon royal et bords du monde

Salon Royal, apparat, tapis, cirque rocheux.jpg
Tout en marbre et dorure, voici le Salon Royal, lieu secret de la Gare Centrale. Myriam Louyest l’ouvre pour nous et le transforme en expérience esthétique plurielle, en « voyage au bord du monde ».

Sommaire

L’art en lieux inconnus

Je fais partie des 60 000 voyageurs et navetteurs qui courent ou patientent quotidiennement à la Gare Centrale de Bruxelles. Je suis donc passé des centaines de fois devant cette « impressionnante double porte en bois exotique surmontée du lion royal et la devise nationale » (C. Veys) sans jamais deviner ce qu’il y avait au-delà de cette entrée. Cet espace, Myriam Louyest se l’est fait ouvrir pour l’explorer et l’occuper à sa manière. Cette artiste aime s’aventurer et dialoguer avec des lieux inconnus, des environnements en jachère, oubliés. À chaque fois, elle crée en fonction du contexte qu’elle découvre, ce qui signifie de capter les récits inhérents aux architectures, aux matériaux, aux paysages et d’identifier les points de correspondance avec sa propre histoire, de façon à créer des aiguillages métaphoriques qui fassent sens et puissent ancrer là une expérience esthétique renouvelée, originale. Il s’agit en l’occurrence du Salon Royal, inauguré en 1952, dont la fonction diplomatique était d’accueillir des délégations étrangères en visite et, probablement aussi, de servir de salle d’attente luxueuse pour les membres de la famille royale. Il semblerait qu’il ait été très rarement utilisé. Ce qui lui confère un peu de ce caractère mystérieux de sanctuaire.

Salon Royal, l'entrée, le marbre.jpg

Voyages figés dans le marbre, réanimés

À l’intérieur de ce bunker de marbre, les bruits de la gare, annonces micros, passages des trains, rumeurs de la foule sont assourdis. Il règne une immobilité sublimée (ou maladive). On songe à la manière excentrique de voyager de Raymond Roussel, se déplaçant dans un caisson clos, hermétique, goûtant le dépaysement tout en restant coupé des pays traversés. Une forme extrême du voyage immobile ou des errances autour de sa chambre. Dans ce salon, les parois lisses de marbre, les mobiliers et agencements hiératiques ne manquent pas d’exprimer la morgue royale dans le dépouillement même. La richesse des matériaux réchauffe à peine la froide rigueur de l’ensemble. Pas évident de débusquer des atomes crochus et de tisser une histoire partagée avec cet espace clos. Pourtant, l’artiste va trouver les failles et s’immiscer subtilement dans le décor, y traçant des cheminements imaginaires comme autant de correspondances rétablies entre cet intérieur coupé du monde et la réalité des voyages terrestres.

Salon Royal, marbre, paysage intérieur, crête dorée.jpg

C’est le marbre blanc veiné de gris (Arabesco), impressionnant, dont les dalles sont agencées avec un souci esthétique vertigineux, créant des effets de miroir, des mises en abîme des motifs dessinés par les veines, faisant plonger le visiteur dans un immense paysage mental, tel que le représentent les tests de Rorschach, c’est ce marbre sans empathie qui lui permettra de fendre l’armure du salon. D’abord, en créant un effet de morcellement. Voici un bout de cette impavide et inamovible pierre montrée, morcelé, exhibé en toute sa fragilité, en une quinzaine de fragments de tailles différentes, rassemblés au sol pour constituer un massif montagneux lointain, comme ces jeux de construction auquel les enfants s’abandonnent dans une rêverie facilitée par le moelleux du tapis. Ces montagnes de glace et de neige exhibent elles-mêmes leur grande fragilité, lézardées, entaillées et réparées provisoirement à la poudre d’or (évoquant un art japonais de la réparation de porcelaine). Les paysages intimidants des parois de marbre, l’artiste les ramène à une dimension plus intime, avec un petit tableau de marbre encadré de bois, deux morceaux presque symétriques, là aussi avec une ligne de crête poudrée d’or. Sur les sièges raides, les accoudoirs se terminent par un sceau royal exprimant l’intention de tout pouvoir d’exercer son emprise sur le monde, à travers les temps. L’artiste recouvre un des ces chiffres d’une coupelle fine de marbre où tremblent deux larmes transparentes. Voilà, une architecture au service d’un ordre intangible se fendille, parle de façon nette de l’opposition entre l’intangible fictif du roi et une réalité beaucoup plus éparpillée, soumise aux aléas tant sociaux que climatiques.

Petit Poucet et bâton magique

À ce marbre froid qui ne laisse rien saisir, elle oppose les pierres ramenées de ses randonnées dans la Drôme, de vraies pierres que l’on prend en main, que l’on caresse et qui racontent d’où elles viennent. Des pierres qu’elle disperse dans le Salon, en groupe, en tumulus, façon Petit Poucet. On peut y lire aussi l’évocation d’une certaine intimidation sociale face aux bâtiments prestigieux. Le « peuple » franchit difficilement le porche des palais, mais aussi des théâtres, opéras et musées, craignant de ne pas y trouver sa place ou de s’y perdre. Ces cailloux ont été transmués en or. Ce n’est pas pour se mettre dans le ton du Salon Royal. C’est pour laisser échapper une tout autre forme de richesse, bohème, insaisissable, celle des rêves qui bercent le·la randonneur·euse, au plus près des poussières du chemin. De même, sur la table évoquant la religiosité du pouvoir, au sein de ce salon fermé sur lui-même, antichambre comme au bord du monde, l’artiste a placé une carte imaginaire, presque vierge, où il s’agit de tracer de nouveaux chemins de fuite. Elle a moulé un vrai bâton de marche, du vrai bois ramassé près de vrais arbres, et elle l’a mué en canne de verre, fragile. On ne s’échappe de ces écrins du pouvoir où se règlent nos vies que par l’imaginaire, qu’en y opposant un imaginaire passe-muraille. Marcher à travers l’or et le marbre, en dénouant les insignes posés comme des sceaux sur notre réel.

À travers le hublot de l’ascenseur feuilleté d’or, elle fait défiler le décor ordinaire de son trajet en train « fétiche », Enghien-Bruxelles. En temps réel, et verticalement, quotidienneté ascensionnelle. C’est introduire dans le bunker le réel qui bouge, au jour le jour, et cette rêverie ferroviaire animée par le paysage qui défile, cette immersion dans l’impureté multiple, loin de la pureté qui fige le temps dans le salon.

Salon Royal, hublot ascenseur, voyage vertical.jpg

Le temps scellé, l’échappée vivante

Ce temps figé, cette heure arrêtée qu’indique l’horloge, l’artiste les représente en 12 éclats de verre, fragments de météorite messagère de l’infini, abîmée et inerte au sol. (En miroir du massif de pics marbrés sur le tapis). Mais aussi, dans la salle d’eau, avec un savon intact, oublié. Elle met en perspective cet arrêt du temps – reflet aussi d’une manière de gouverner le monde en pleine crise d’impuissance –, avec la fascinante germination lumineuse d’un jardin extérieur. C’est tout en haut de l’escalier en colimaçon, là où on s’attendrait à découvrir un panorama. L’embrasure vitrée vers l’extérieur est occultée. Dans l’obscurité se répand « une végétation de verre tiré au chalumeau. Elle allie fragilité et foisonnement » (C. Veys). On oublie que c’est du verre tant ces modules semblent vivants. Une vie rare, lente et luminescente des grands fonds (on est bien dans un site très éloigné de la surface du monde). Agilité et foisonnement du vivant, de la végétation, de l’animalité, de leur entretissement avec le minéral. Agilité et foisonnement aussi des neurones et des synapses qui inventent, relient, reflètent, imitent. Un jardin fabuleux est là en train de germer, reliant l’intérieur et l’extérieur. C’est bien tout l’intérêt des voyages immobiles et des pérégrinations au profond des pays de l’intime, ça aide à réinventer le monde.

Dans le Salon Royal, l’artiste a disposé, de façon très réfléchie, 19 objets/occurrences artistiques. Christophe Veys a écrit un texte utile et limpide pour se promener et relier ce qui fait le Salon Royal et ce qu’y fait l’intrusion de l’artiste. Covid-19 oblige, les visites sont sur réservation. C’est un peu dommage, dans un tel lieu de passage où les visites par impulsion seraient bienvenues. Des impulsions forcément hybrides : pour la curiosité patrimoniale, par intérêt artistique. Et puis, par magie, les deux se rencontrent. Ce n’est ni une chapelle où entretenir le culte de la royauté, ni une visite pour critiquer un héritage royal, c’est autre chose à partir de tout ça qui participe de notre histoire, c’est une rencontre pour souligner la nécessité immémoriale de traverser les murs, de revenir des bords du monde pour inventer d’urgence d’autres « ici ».

Pierre Hemptinne

Infos pratiques :

"Voyage au bord du monde"
Train World vous présente pour la première fois un événement patrimoine hors les murs.

Exposition du 23 juillet au 19 septembre 2021
https://www.trainworld.be/fr/installation-artistique-a-la-gare-de-bruxelles-central#

Article lié :
Myriam Louyest, commissaire d’exposition à la Maison des Arts : pointculture.be/sG0f

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