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Sans alcool. Le jour où j’ai arrêté de boire

Alcool - Artem Labunsky

livre, alcool, alcoolisme, Claire Touzard, Flammarion

publié le par Emmanuelle Bollen

« Vous ne pourriez le deviner, j’avance masquée. En tout cas j’ose le croire que je suis discrète, que personne ne le remarque. J’ai un large cercle social. Je travaille dans les médias. J’ai une silhouette athlétique, une peau fiable. Je présente bien. » C’est par ces mots que Claire Touzard, journaliste française de 37 ans, ouvre son livre. D’apparence, rien ne distingue Claire de ses amis et de sa famille. Et pourtant…

L’expérience de Claire

Depuis sa jeunesse en Bretagne, l’alcool irrigue tous les aspects de sa vie. Claire a ça dans le sang. Il fait partie de son paysage quotidien, de son héritage familial. En consommer est indissociable d’aimer faire la fête, d’être drôle. À l’adolescence, c’est un rite initiatique qui marque l’entrée dans la vie adulte. Au fil des années, Claire devient ce qu’on appelle « une bonne vivante », adjectif pratique qui, de sa propre expérience, désigne dans certains cas des personnes consommant de grandes quantités d’alcool. Elle aime le vin, surtout, et dans un pays qui l’a érigé au rang de patrimoine national, cela relève de la norme sociale. Chaque soir, le même mécanisme. Aller chez un caviste, choisir une bouteille, prétexter une soirée entre amis. Un mécanisme. Un verre, puis deux… Une bouteille entamée est rapidement terminée. Et surtout, surtout, Claire commence à boire seule le soir. Toujours dans l’excès. L’alcool va alors occuper tellement de place dans ses journées qu’il va conditionner sa vie, être la colonne vertébrale de sa construction d’individu.

Et puis un jour, Claire dit non à cette consommation excessive d’alcool. C’est Alex, l’homme de sa vie mais également ancien alcoolique, qui va lui faire prendre conscience de son addiction. Par peur de le perdre, Claire arrête l’alcool. Définitivement.

C’est ce cheminement vers le sevrage lié à l’amour que la journaliste décrit dans son livre, véritable journal de bord, commencé dès le jour où elle arrête de boire.

Quand elle annonce sa décision, tout le monde s’étonne. Claire « n’a pas le profil ». L’alcoolo c’est l’autre, cela ne la concerne pas ! C’est l’homme sans emploi qui s’installe au PMU du coin dès 10h du matin pour commander son pastis, c’est l’homme qui picole au coin de la rue ! Son alcoolisme passe inaperçu auprès de son entourage. Certes, il remarque bien ses excès en soirée ou en famille, mais rien d’alarmant ! Comme tous ses amis « bobos », elle aime s’amuser dans des bars branchés de Paris. L’apéro relève d’une habitude courante acceptée par tout le monde… le fameux alcoolisme social, bon enfant, convivial, source de partages ! Issue d’une famille bretonne, aimer le vin nature et la bonne chère sont indissociables.

« Boire est dans ton ADN » lui assène son beau-père breton, « Tu n’arriveras pas » ! — Claire Touzard

Les voyages de la journaliste reporter : l’alcool comme une fuite de la marche du monde et du patriarcat

Sa profession de reporter implique de nombreux déplacements à l’étranger. L’alcool fait toujours partie du voyage : il participe à la communion avec les gens rencontrés, il rend les transitions plus douces et remplit les non-lieux vides d’humanité (les halls d’aéroport, les chambres vides d’hôtel, les stations-service…). L’alcool opère comme un pansement sur ses blessures profondes. Sans alcool, la journaliste se voit confrontée à ses vieux démons : la solitude, la peur de l’abandon, le rejet de la routine, son caractère dépendant, son anxiété sociale, la cadence infernale du travail.

Rentrée en France, Claire commence à boire, seule, cette fois. Elle fuit dans sa tête, voyage dans d’autres continents intérieurs où elle transcende la vie sans la vivre, où elle touche le moins possible à la réalité des choses. Mais toujours dans le même espace-temps : on ne pense pas à l’après quand on boit. Il n’y a plus de projection et surtout pas d’ancrage dans le réel et ses conventions sociales.

Stratégie de l’évitement, donc. Par ailleurs, boire signifie également pour Claire de casser les codes, de s’affranchir des diktats de la société patriarcale. Loin d’elle l’image étouffante de la femme sexy, polie, mère, gentille, docile, qui évolue dans des intérieurs molletonnés aux rideaux floraux. Claire, quant à elle, se voit plutôt en super-héroïne. Être alcoolisée relève du geste politique, une sorte de pied-de-nez au statut de femme trop lisse que la société capitaliste voudrait lui imposer. C’est également se projeter dans l’image de la femme baroudeuse, exploratrice invincible pour qui les dangers sont comme anesthésiés. C’est être la femme des marges, celle qui fait du bruit et qui est l’égal des hommes. Gagner du terrain et briser des clichés, voici une autre raison de son addiction.

Boire, une norme sociale acceptée par tous

Au-delà de son expérience personnelle, le témoignage de Claire est précieux car il nous invite à nous interroger sur ces sédiments basiques de la nature humaine. Pourquoi, dans nos sociétés, boire relève-t-il de la norme sociale ? Pourquoi s’avoue-t-on rarement alcoolique ? Pourquoi l’abstinence serait-elle le choix des cons, des coincés ? Pourquoi la sobriété est-elle corrosive ?

Dans un pays comme la France (pays du pinard et de Depardieu !), l’alcool est associé à des moments conviviaux, festifs, de plaisir. L’ensemble de la société est noyauté par l’alcool. Le rapport à la boisson se tisse si prématurément dans la construction de l’individu qu’il en devient structurel. Boire, à l’adolescence, c’est être accepté par les autres, c’est une illusion d’affirmation de soi. Et puis, il s’immisce, il reste et devient une partie de nous-mêmes. C’est encore plus vrai en France, tradition et lobbies du vin obligent… Les conséquences néfastes sur le quotidien sont occultées : gueules de bois, amitiés et couples détruits, changements d’humeur, fatigue, problèmes de santé.

Pour Claire, il n’est en rien un art ni une philosophie. Il ne permet pas de s’élever pour accéder à d’autres clés de compréhension du monde. Il appauvrit les débats.

« Mais il vaut mieux se labelliser bon vivant que pochtron » constate amèrement la journaliste. — Claire Touzard

Les chemins escarpés de l’abstinence, un autre rapport au temps, aux autres… et à soi

Claire décrit les premières semaines d’abstinence comme difficiles. Une marche lente vers un ailleurs. Plus de dîners arrosés, plus d’apéros. Il faut combler cet espace-temps, les heures reprennent forme humaine. Physiquement comme socialement. La réalité est dure, l’envie de consommer persiste, Claire se sent comme une étrangère dans son propre corps, mais aussi dans son propre pays.

À chaque étape, comprendre pourquoi on a sombré. Réactiver les mauvais souvenirs liés à l’alcool, et se sentir honteuse : comportements excessifs en public, les chutes, les accidents de voiture, les rencontres amoureuses avortées ou dangereuses, les articles bâclés, les amis perdus, des débats avinés sans grand intérêt ni imagination… La liste est longue. Où s’arrête la fête et où commence le pathétique ? Le danger ?

Dire non à un verre en société. La première fois. Tenir. Aller à la première réunion des Alcooliques Anonymes. Oser. Devenir la spectatrice de ses amis consommateurs, jugeante malgré elle, lampe frontale de leur ébriété. Se sentir coupable. L’alcool était l’élément central de leur rencontre, comment composer autrement ? Aux AA, Claire découvre des femmes et des hommes qui s’acharnent à être la meilleure version d’eux-mêmes. La quête passionnante de la sobriété, de ce que vivre veut dire.

Boire a non seulement altéré son rapport avec les autres, mais aussi avec elle-même. Claire aimait s’identifier aux filles émancipées et drôles qui picolent, que l’on voit souvent dans les séries. Aux fracassées, aux marginales, aux émancipées, aux désobéissantes. Que va-t-elle devenir maintenant ? Une psychorigide, une rabat-joie, une Marie-la-Morale ? Où est la journaliste aventurière et solitaire, clope au bec, avec le célibat comme pilier émancipateur ?

« Il est dur de partir vers l’inconnu et de muer pour devenir quelqu’un d’autre, car on ne sait sur qui on va tomber » ! — Claire Touzard

Vers une sobriété heureuse

Son témoignage est d’une importance cruciale car il nous apporte un regard neuf et éclairant sur la sobriété. Claire nous montre que le chemin vers l’abstinence est certes escarpé, en particulier dans un pays comme la France, mais que c’est un fait bien plus subversif qu’on ne pouvait l’imaginer !

Tout d’abord, étoffer son quotidien de quelques respirations,

Regarder l’autre,

Lire à ses côtés,

L’embrasser, discuter,

Jouer avec le chien,

Se planter dans une recette…

Oui, la sobriété peut être joyeuse, cool, moderne ! Elle permet de redéployer ces petits et grands bonheurs quotidiens sans le philtre de l’alcool, de prendre le temps, de s’alléger, de se révéler davantage clairvoyant sur sa propre vulnérabilité, d’affronter les sentiments sans raccourci. Claire entame alors une nouvelle existence en regardant ses démons en face. La lucidité est un nouvel art rebelle qui n’est pas ennuyeux, bien au contraire.

Tout a plus d’aspérités et de reliefs et les rapports humains se révèlent plus subtils. Entretenir la possibilité de changer le cours des choses à chaque instant, voilà la grande découverte de son cheminement. Sa véritable ivresse réside dans sa liberté retrouvée de ne PAS boire, de retrouver son esprit aiguisé et sa nouvelle maîtrise de sa vie.

Certes, boire est une norme à déconstruire. À une époque où l’on étudie chaque comportement humain à la loupe (santé, alimentation, environnement), pourquoi ne se penche-t-on jamais sur les conséquences néfastes de l’usage massif de ce produit ?

Ce n’est pas parce que tout le monde le fait que cela est bénéfique. Non seulement, c’est une mauvaise voie, révélatrice de notre fonctionnement interne, de notre rapport à soi, aux autres, au monde. Mais plus largement, il est au cœur du fonctionnement de notre société : il creuse la violence entre les êtres, il accentue les rapports de domination. Il est individuel et politique.

A l’instar du cheminement de Claire, l’idée de la sobriété creuse lentement son sillon dans le terreau fertile des révolutions écologiques et sociales. Être en éveil, s’ancrer dans le changement. Désormais, Claire avance sans masque, et avec, comme seule arme, sa personnalité solaire et positive. Et l’amour des mots, de la nature et de son compagnon.

Claire Touzard - Sans alcool

Sans alcool. Le jour où j’ai arrêté de boire, Claire Touzard, éd.Flammarion, 2021

Bibliographie :

  • Jour zéro, Stéphanie Braquehais

Journaliste aussi, reporter au Tchad, Soudan, Tanzanie. Vit au Kenya. Voyager, écrire, alcool. Entretient avec l’alcool (qu’elle appelle « la ouate ») un couple solaire et outrancier. Puis elle décide d’arrêter (réactions catastrophées) et redécouvre la liberté.

  • Toute honte bue. L’alcoolisme au féminin, Laure Charpentier
  • Noyée dans l’alcool, Virginie Hamonnais


Texte : Emmanuelle Bollen

Crédit photo : Artem Labunsky (Unsplash)

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