SARA, le charme futuriste de l’enregistrement muet.
S’il va de soi qu’il faut écrire avant de lire, cela ne signifie pas que les deux inventions ait été simultanées, ni qu’elles se soient succédées immédiatement. Les premières tentatives pour conserver le son ont tout d’abord visé à le préserver, à l’archiver, bien avant d’imaginer pouvoir réutiliser ces documents, bien avant de posséder les machines permettant d’inverser le processus et de restituer le contenu de ces premières prises de son. Une figure importante de cette histoire, même si peu connue du public, est Édouard-Léon Scott de Martinville, inventeur du phonatographe, un appareil qu’il fit breveter en 1857. Son dispositif, inspiré de l’oreille humaine, se compose d’un pavillon relié à un diaphragme qui recueille les vibrations acoustiques, qui sont ensuite transmises à un stylet qui les grave sur une feuille de papier enduite de noir de fumée, enroulée autour d’un cylindre tournant.
L’invention a cela de particulier qu’elle se veut avant tout une forme d’écriture du son, un équivalent de la photographie qui naissait à la même époque, au-delà de toute possibilité de faire le cheminement dans l’autre sens. Il faudra attendre 1877 et le phonographe de Thomas Edison pour avoir un appareil capable de réaliser les deux fonctions. Il faut souligner que dans ce cas également, le but de l’invention était la conservation, et avant tout la conservation de la voix et de la parole. Il faudra attendre de nombreuses années avant que le procédé ne soit appliqué à la musique, puis au son en général. Il faudra également attendre 2008 pour qu’une équipe de chercheurs ne parvienne à restituer le son du premier enregistrement du phonautographe : une voix, qui est peut-être celle de l’inventeur lui-même, chantant « au clair de la lune ».
Le collectif Void se compose des artistes plasticiens Arnaud Eeckhout et Mauro Vitturini, qui ont pour leur installation transformé la salle d’exposition du Botanique en une unité de production rétro-futuriste. Le visiteur est invité, dès l’entrée, dans l’univers fictionnel de SARA. SARA est l’acronyme de Souvenir Archival Recording Apparatus, une série de trois structures directement inspirées des cylindres de Scott de Martinville. A l’intérieur de la salle des machines, dans un environnement simili-scientifique évoquant les décors aseptisés de films d’anticipation (on pense au monde blanc et mécanisé de THX1138), trois imposants cylindres de papier tournent sur eux-mêmes tandis qu’un stylet grave, durant toute la durée de l’exposition, les contributions vocales du public. Celui-ci est invité à utiliser les cabines d’enregistrements qui sont mis à sa disposition, pour partager un souvenir, qui est ensuite fixé par une des machines, Sara 1, 2 ou 3. Durant les quarante heures de rotation qu’il faut au cylindre pour être rempli de bas en haut, des voix chuchotent et semble dicter les contributions, souvenirs candides, rires gênés, anecdotes fantasques, des volontaires.
Conformément à leur inspiration historique, le collectif Void a préservé les limites du procédé de Scott de Martinville, et aucune tentative n’est faite pour dépasser le stade final de l’enregistrement. Au bout de leur course, les cylindres de papier sont détachés de la machine, dépliés et exposés au mur, témoins absurdes mais fascinants d’une démarche qui l’est tout autant. Ligne après ligne, des souvenirs sincères ou non, des histoires vraies ou fausses, des voix qui ont joué le jeu ou s’en sont moqué, sont gravées pour la postérité sur ces belles et grandes feuilles noires de fumée. Dans une attention très contemporaine portée au respect de la vie privée, et des normes GDPR, les enregistrements originaux sont effacés après usage. Leur seule trace est désormais fixée de manière délicieusement illogique et paradoxale sur un support illisible.
(Benoit Deuxant)
Une exposition à voir au Botanique, Rue Royale 236, 1210 Bruxelles, jusqu' 17 avril 2022