Satire et anti-utopie au début du XVIIe siècle
Par Radu Toderici
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
radutoderici@yahoo.com
Satire et anti-utopie au début du XVIIe siècle.
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Extraits :
La parution posthume des deux voyages imaginaires de Savinien de Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil, représente non seulement un moment important dans l’évolution du genre utopique, mais aussi un cas typique de placement d’un texte utopique du XVIIe siècle dans le cadre d’une tradition familière pour le lecteur de l’époque. Tant Henri Le Bret, dans le texte liminaire de l’Histoire comique, contenant les États et Empires de la Lune (1657), que l’auteur inconnu de la préface du volume Nouvelles œuvres de monsieur de Cyrano Bergerac (1662), où paraît pour la première fois.
Les États et Empires du Soleil, utilisent une stratégie similaire pour légitimer les excès imaginatifs de Cyrano de Bergerac. Tous les deux proposent d’abord une parallèle avec l’Histoire véritable de Lucien de Samosate, prévenant leurs lecteurs du caractère paradoxal, de mentir-vrai, du texte ; mais, juste après, ils mettent en œuvre un exercice succinct d’érudition, rapprochant la fiction de Cyrano de Bergerac des débats philosophiques, antiques ou modernes, concernant le problème du voyage spatial, la vie sur la Lune ou le Soleil, et alia.
Les voyages de Dyrcona, le protagoniste de Cyrano de Bergerac, ne sortent pas tout à fait de la sphère de la fiction, mais sont gardés aux confins de la spéculation vraisemblable. Le Bret va jusqu’à comparer, dans cette perspective, les écrits des antiques et ceux des contemporains, tranchant le débat en faveur des derniers : « Je diray seulement par forme de manifeste en sa faveur, que la chimère n’est pas si absolument dépourvue de vray-semblance, qu’entre plusieurs grands hommes anciens & modernes, quelques-uns n’ayent crû que la Lune estoit une terre habitable; d’autres qu’elle estoit habitée; & d’autres plus retenus, qu’elle leur sembloit telle. Entre les premiers & les seconds [...] Lucien, qu’il y avoit veu des hommes avec lesquels ils avoit conversé & fait la guerre contre les habitans du Soleil; ce qu’il conte toutefois avec beaucoup moins de vray-semblance & de gentillesse d’imagination, que monsieur de Bergerac. En quoy certainement les modernes l’emportent sur les anciens, puis que les gansars qui y portent l’Espagnol dont le livre parut icy il y a douze ou quinze ans: Les bouteilles pleins de rosée, les fuzées volantes, & le chariot d’acier de monsieur de Bergerac, sont des machines bien plus agreablement imaginées, que le vaisseau dont se servit Lucien pour y monter ».
Le Bret renvoie subtilement à la traduction du livre de Francis Godwin, The Man In The Moone, par Jean Baudoin, parue en 1648, dont Cyrano de Bergerac s’était probablement inspiré ; tandis que l’auteur anonyme de la préface de Les États et Empires du Soleil, rappelle parmi d’autres choses, la référence intertextuelle que l’auteur fait à Campanella (le guide de Dyrcona dans sa visite solaire), mais aussi la source lucienesque du voyage en soi : « Il n’est pas nouveau de penser que le Soleil soit habité. Chacun sçait que Lucien a déja plaisanté sur le mesme sujet ».
Or, la position de Lucien en tant que modèle central, parmi ces comparaisons, est manifeste, notamment à une époque où Nicolas Perrot d’Ablancourt avait publié en 1654 une traduction en deux volumes d’après les œuvres de ce représentant de la rhétorique grecque, que Frémont d’Ablancourt, son neveu, avait augmentée d’une composition personnelle, qui prolongeait l’Histoire véritable. Contrairement aux références que les auteurs des préfaces utilisent pour crédibiliser les textes de Cyrano de Bergerac, les interprétant ironiquement d’une perspective scientifique ou philosophique, le renvoi à Lucien met en exergue la nature ludique, d’exercice littéraire dans une certaine tradition, des inventions de L’autre monde.