Hirsute, épineux, touffu, sombre, gigantesque, caché... Sous ses formes multiples et contradictoires, le sauvage tient l’humanité en haleine depuis des siècles dans un mouvement oscillatoire qui va de la peur à l'exaltation. À ce propos, l’étymologie nous enseigne que le terme dérive du latin silvaticus et prend ainsi racine dans le domaine puissamment symbolique de la forêt. De ce mot digne de sortir du bois découle un imaginaire foisonnant, reflet exact des hantises du lointain et de la nuit.

Le livre commence d'ailleurs par une sorte de bestiaire de l'étrange, un inventaire succinct de créatures énigmatiques, mi-dieux mi-bêtes, tantôt proies tantôt prédateurs, à la fois vénérées et redoutées. Définis par leur apparence, ces sauvages des légendes doivent à leur nature hybride d'endosser le rôle d’intermédiaires. Certains étant issus de l'union d'une humaine et d'un animal, ils incarnent alors le chainon manquant entre différents stades d'évolution qui, conformément au schème de la métamorphose, ne se reconnaissent pas comme tels. Il arrive toutefois que leur essence supposément diabolique les exclue de tout commerce avec les mortels. Or s’il est rare de rencontrer un de ces spécimens dans la nature pour ainsi dire, leurs représentants abondent dans des sociétés superstitieuses autant que cupides et rivales. Pour le meilleur et pour le pire, c'est tout l’effroi de l’inconnu qui se loge ainsi dans ces figures que sont Nabuchodonosor chez les Babyloniens, Jean-Baptiste dans la Bible, Artémis chez les Grecs, Merlin l’Enchanteur, mais aussi les sorcières, les monstres aux noms divers, l’Abominable homme des neiges, Bigfoot, les trolls, les loups-garous...

La même difficulté à concevoir la différence conjuguée à des intérêts plus pressants que celui de la simple rencontre se manifeste lorsque à la fin du XVème siècle, des marchands et navigateurs espagnols, portugais et français se lancent à l’assaut de l’Amérique et de l’Afrique. Forts de leur imaginaire chrétiens, les colonisateurs n’ont aucune peine à combattre des populations qu'ils jugent d'emblée inférieures, barbares et impies. Ce type de représentation ayant fait le lit de tant de génocides, il faut bien admettre que le mythe du bon sauvage ne fut d’aucun secours aux populations massacrées. L’état de nature comme aimait à se le figurer les philosophes des Lumières avait en effet plus à voir avec la critique des régimes inégalitaires sous lesquels ployait l’Occident qu’avec un enthousiasme doublé d’une attention authentique pour des modes de vie dont ils ignoraient l'essentiel autant que leurs détracteurs.

Ce livre est né du désir de rappeler que celles et ceux, humains, animaux et lieux, dits "sauvages", à travers le temps et l'espace, sont de puissants instigateurs d'imaginaire. Ils nous invitent à rêver, à réfléchir à notre rapport à l'autre, à questionner la notion de frontière, à faire évoluer notre regard. — Alexandre Galand

Durant les siècles du colonialisme jusqu'à sa lente remise en cause, aujourd'hui encore inachevée, aucune évolution linéaire n’est à constater. L’esclavage demeure la norme bien qu'il se noue parfois des modes de coopération entre les Européeens et les populations locales, un middle ground comme le nomment les historiens, tandis que les zoos humains et le succès de mises en scènes (villages itinérants, Wild West show; expositions universelles) témoignent de la vitalité d'un racisme qui se perpétua dans les journaux et au cinéma. Sur le plan des images justement, qu’elles soient de nature publicitaire ou artistique, on constate que le travail documentaire au sens noble du terme demeure une exception. A cet égard, on retiendra les nom d’Edward S. Curtis ou celui de George Catlin dans les champs respectifs de la photographie et de la peinture.

Cette histoire de l’humanité se double d’un rapport tout aussi offensif avec le territoire qu’Alexandre Galand détaille dans le même esprit de synthèse et de clarté que celui qui anime la première partie du livre. Sauvage, la nature excite un instinct d’appropriation sous m'empire duquel le paysage se voit profondément remodelé voire, par endroits, irrémédiablement détruit… Ce passage en revue des diverses opérations de conquête et domestication des espaces débouche sur la mise en avant d'une série d’initiatives récentes s’appuyant sur une conception élargie du vivant. Pierre angulaire de cette pensée, il y a la prise en considération de points de vue extrêmement variés, celui des animaux non-humains évidemment, mais aussi celui des innombrables formes de vie végétales ou micellaires.

C’est peut-être par un retour sur soi-même en sa condition d’individu de l’espèce humaine - certes civilisé, mais animal malgré tout – que le lecteur parviendra à s’approprier au mieux les enjeux du sauvage. « Nous portons notre peau de bête avec les poils à l’intérieur et nous ne pouvons pas l’arracher » nous prévient en exergue Alexandre Galand en citant Musil. Ce n’est donc pas un hasard si l’auteur choisit de refermer l’ouvrage en reprenant la question sous l’angle des carnavals et mascarades. Ces célébrations collectives concentrent en effet les rapports ambivalents que l’humanité n’a de cesse d’entretenir avec l’altérité. Quoi de plus intense que de se mettre dans la peau de l’autre pour éprouver dans sa chair une communauté peut-être insoupçonnée ? A commencer par cette part d’inconnu qui, terrifiante, ne se loge pas moins au fond de chacun d’entre nous.

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Actualité

Le jeudi 16 juin à 18.30, dans le cadre des Après-midi sauvages du Quartier Nord à Liège, présentation du livre à la librairie La grande ourse. L'auteur y répondra aux questions de Damien Darcis, chercheur à l'université de Mons et auteur du livre "Pour une écologie libertaire. Penser sans la nature, réinventer des mondes" (Eterotopia, 2022).

« Sauvage ? » d'Alexandre Galand et Delphine Jacquot, Seuil Jeunesse 2022. Lien vers l'éditeur.

Par-delà : blog d'Alexandre Galand

Delphine Jacquot dans les collections de PointCulture

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Texte : Catherine De Poortere

Images : © Delphine Jacquot / Seuil