Steve Lehman & Sélébéyone: sax, wolof-rap et electro.
Sommaire
Wolof-rap
Sélébéyone signifie « intersection » en wolof, une langue parlée au Sénégal, en Gambie et en Mauritanie. C’est le titre du dernier album du saxophoniste Steve Lehman, aux confluences de différents styles musicaux, jazz, rap et électro. Mais pas que. Le terme emprunté à une langue d’Afrique de l’ouest, ravive à lui seul, dans le contexte d’une production jazz & rap (les paroles sont explicites), le passé colonial. Le Sénégal, faut-il le rappeler, fut le premier pays d’Afrique noire colonisé, où, sur l’île de Gorée au large de Dakar, ont transité nombre d’esclaves par « la porte sans retour », carrefour de la traite négrière.
Prometteur à ses débuts, au-devant de la scène avec Travail, transformation & flow, promu album jazz de l’année en 2009 par le New York Times, puis propulsé musicien jazz de l’année 2015 par l’influent magazine Downbeat, Steve Lehman compte parmi les musiciens actuels qui insufflent un vent nouveau dans la sphère jazz. Professeur au département musique de la prestigieuse université CalArts (California Institute of Art) il y enseigne depuis peu la composition.
Le présent
projet fusionne son quartet avec le trio Sélébéyone : Gaston Bandimic
étoile montante du hip hop sénégalais (qui rape en wolof), Hprizm (aka
High Priest) membre de l’influent groupe new-yorkais Antipop Consortium et le
saxophoniste Maciek Lasserre. Les deux saxophonistes se partagent l’ensemble
des compositions où l’écriture structure une mouture vigoureuse laissant
place à des espaces improvisés. Le flux ardent des voix et les phrasés
incisifs des saxophones se synchronisent de manière asymétrique sur fond de
beats électro. Le tout séquencé et retravaillé en post-production, expérimental
dira-t-on, l’ensemble brille d’un punch et d’une énergie incandescente.
C’est par la musique que le wolof avait eu son heure de gloire internationale avec « 7 seconds », chanson interprétée par Youssou N’Dour et Neneh Cherry, véritable tube planétaire qui véhiculait un message de paix invitant à réfléchir sur la violence de notre monde. À une toute autre échelle, loin des canaux médiatiques de masse, publié par l’excellent label indépendant Pi Recordings, Sélébéyone diffuse aussi, d'une manière plus underground, un message positif et réunificateur, au carrefour des cultures. La musique comme exutoire pour panser les plaies du passé. C’est frais et ça donne la pêche !
L’étrange cartographie de Mark Bradford
La pochette de disque, physique ou numérique, est un moyen de divulguer des œuvres d’art qui illustrent/habillent/complémentent de manière plus ou moins habile la musique qu’elle contient. Objet marketing, nous n’entrerons pas dans ce débat… Quoi qu’il en soit, la pochette de ce disque m’a intrigué. Ne présentant qu’un détail d’une peinture de Mark Bradford, poussé par la curiosité de pouvoir en apprécier l'entièreté, j'opère une recherche rapide sur le net. Je découvre alors un tableau aux dimensions imposantes 3x6m intitulé The Devil is Beating His Wife (le diable bat son épouse). Puis par une recherche approfondie je découvre le travail conséquent de l'artiste, s'exprimant principalement à travers la peinture de grand format, sorte de post-expressionnisme abstrait, mi collage mi peinture.
Le choix de cet artiste est particulièrement judicieux pour la corrélation avec la musique sus-mentionnée que le disque contient. Je m'explique.
Recul
nécessaire pour pouvoir embrasser l’entièreté de l’œuvre, c’est aussi le recul de
la réflexion à opérer. Mais de quoi s’agit-il ? Entrelacs de papiers en
épaisses surcouches. Juxtapositions de post-it et cartons colorés. Collages
augmentés et recadrés de zones peintes. Lacération et décollage systématique. Toute
l’œuvre de l’artiste semble animée d’une même gestuelle antinomique construction versus destruction. Pulsion créative brute, spontanée et intuitive toute à la fois délicate, méticuleuse et réfléchie. Son approche fait
apparaître des arborescences et méandres de formes graphiquement séduisantes. Le tout donne
l’illusion (voulu ou non je ne sais pas) de vues aériennes. On imagine un survol en avion de villes, de ports, de campagnes, de reliefs escarpés, de pays...
En 2008, l’artiste réalise une œuvre monumentale intitulée Mithra pour l’exposition Prospect New Orleans en hommage aux victimes de l’ouragan Katrina. Il s’agit d’une arche de 21x6x8m construite avec des panneaux de contreplaqué récupérés. Il renoue par là avec un symbole fort (l’arche) et très ancré dans l’esprit et l'histoire des afro-américains. Symbole double, à savoir l’arche maléfique, le galion de la traite négrière qui emmenait les esclaves, et l’arche porteuse d’espoir, celle qui emmènera les opprimés et laissés pour compte vers de nouvelles contrées idylliques (sans trop généraliser la majeure partie de la communauté afro-américaine fait partie des laissés pour compte sur le sol américain, cf. la lutte pour l'égalité des droits civiques).
La même année il intervient sur le toit de la galerie d'art de Steve Turner à Los Angeles où il peint un énorme Help Us (aidez-nous) visible uniquement du ciel. Comme un appel de détresse lancé aux étoiles, on repense alors à ses toiles comme le survol de lieux utopiques et imaginaires, lieux-refuges pour accueillir tous les « rayés de la carte ».
Bertrand Backeland, avril 2017
image de bannière: Mithra de Mark Bradford
Écoute associée
En 2003 Antipop Consortium sortait un album en collaboration avec le pianiste jazz Matthew Shipp :