"Si les murs pouvaient parler... " : Dirk Seghers (programmateur) évoque Recyclart
Quel que soit l’événement, quel que soit
le type de musique jouée ce soir-là, il y avait à chaque fois ce moment magique
où on ouvrait la paroi coulissante en bois et où l’espace industriel froid de
la gare se transformait en une fantastique salle de concert à l’atmosphère
incroyable. Cette magie va me manquer et que je ne la retrouverai plus jamais
maintenant que la SNCB va construire un mur en maçonnerie à l’emplacement de
cette paroi-accordéon en bois.
De très beaux moments musicaux : Ceramic Dog, Omar Souleyman, Bombino, Kokoko, Dengue Dengue Dengue, Ukandanz, etc. À chaque fois, des nuits avec plus de 1000 personnes dans la salle, d’une diversité à l’image de celle de la population bruxelloise, et des musiques dont le rythme rendait compte des pulsations du cœur de la ville. Ces moments où toute la ville veut être à Recyclart et où, dehors sur le trottoir, encore plusieurs centaines de personnes voudraient rentrer : « your ticket is the hottest in town »... Le sentiment qu’une énergie incontrôlée prend possession de la salle... « Riding the dragon » comme disent les Chinois. Ce sentiment qui donne du sens au travail qu’on fait.
Ou le sempiternel « grincheux » Marc Ribot qui, lorsqu’il entendit le premier train passer au-dessus de sa tête grommela « I really feel at home here »…
Le succès du four à pain en plein air chaque été : sept années de suite les « ateliers pain » étaient complets à peine quelques jours après leur annonce. Des années de jams de jazz dans le café.
L’importance grandissante des « Holidays » comme un festival d’été de six (oui, 6) semaines qui attirait chaque année presque 6000 personnes et qui progressivement s’est inscrit dans la conscience collective des habitants comme une partie incontournable de l’été en ville…
L’utilisation de ce magnifique espace public devant Recyclart, comme une interface avec le quartier et avec le reste de Bruxelles – l’été et la nuit. Une ville qui se réappropriait l’espace public.
Un paradoxe de production : que certains concerts fonctionnaient beaucoup mieux dans une gare froide, absolument pas conçue à l’origine pour accueillir ce genre d’activités, que dans une salle de concerts complètement aménagée et équipée mais où tout est mort à partir de la troisième rangée !
Un handicap peut devenir un avantage extrêmement précieux.
Le caractère informel inhérent à un projet est un paramètre invisible qu’il convient de chérir et qu’on détruit à coups de « sécurité ».
Si les murs pouvaient parler… Tout ce qui risque de rester dans les couloirs de cette gare, ce sont les courants d’air.
Toute l’Europe nous a envié ce lieu pour la réutilisation simple mais génialement créative d’un couloir de gare comme salle de concerts. Au lieu de politiciens visionnaires ou de dirigeants créatifs du chemin de fer qui classeraient ce lieu comme patrimoine national, on préfère le détruire.
Je pense souvent au poète Lucebert : « Tout ce qui précieux est sans défense ».
Dirk Seghers, mars 2018
Traduction du néerlandais : Philippe Delvosalle
Photo de bannière : Fabonthemoon (license creative commons)