S’interroger, vivre et survivre
Quelque part loin des villes, un artiste, désormais reconnu internationalement, revient dans sa région natale pour y présenter une rétrospective de son travail. La commune a racheté sa maison d’enfance pour en faire un centre culturel. Non loin, dans l’école du village, s’est ouvert un centre pour réfugiés, qui provoque au sein de la communauté locale des réactions parfois inhospitalières.
À Arlon, par exemple, il y a en même temps un centre culturel très actif et un centre d’accueil très dynamique. Les deux structures se côtoient et cohabitent très bien. Je me suis inspiré de cette situation pour 'Rétrospective'. On constate que dans les régions où il y a peu de migrants, les réticences et les craintes des habitants sont parfois plus importantes encore. Les gens sont comme racistes « en prévision ». Dans le cas de mon spectacle, l’artiste est un enfant du pays, cela le rend d’autant plus légitime. — Bernard Cogniaux
Le décor est blanc, vide et glacé. Denis est arrivé pour le montage de l’exposition. Dès les premières scènes, nous voilà plongé dans les affres de l’auteur. Il hésite, doute et change d’avis sans arrêt. En apparence, rien n’avance, mais le créateur s’interroge lui-même sur la légitimité de son œuvre, et, au-delà, sur ses choix de vie. Son questionnement existentiel nous renvoie à la valeur « réelle » de l’art. À l’heure d’un premier bilan, il regarde par-dessus son épaule et les souvenirs reviennent en mémoire. Il fait face à son histoire, forcément source de questionnement. Son départ précipité du village, ses succès, ses amours, le sens de son travail. À ses côtés, un jeune étudiant en art est venu donner un coup de main. Plus intrépide, l’élan de la jeunesse le pousse et il montre davantage d’impatience face au racisme et à l’hostilité de certains qui campent devant le centre d’accueil des migrants.
Denis, l’artiste, peut nous sembler futile et capricieux. Mais si on creuse, ses caprices ne sont que le reflet de ses angoisses. Et les angoisses d’un créateur, je peux les entendre et les comprendre. Même les accepter si c’est le prix à payer pour sa créativité. — Bernard Cogniaux
Face à lui, Anna, jeune régisseuse, accepte sans broncher ce montage qui s’éternise et se perd dans d’insolubles choix de scénographie. Son cœur et ses intérêts sont ailleurs. Elle soutient le centre d’accueil avec énergie, accueille les familles mais tout n’est pas toujours organisé. Témoin des remous que suscite cette installation dans la région, elle aide comme elle peut. Chaque vendredi, elle slame avec force pour exprimer ses convictions. Shérine, la directrice du centre culturel, tente de faire avancer les choses. C’est un bel outil, ce centre. Cela fait dix ans qu’on attend, dit-elle. L’enjeu est de taille et les combats ne sont jamais gagnés. Le succès doit être au rendez-vous vu les budgets mis par le pouvoir politique, mais aussi par les sponsors locaux. Car l’art a un prix.
Teinté d’une belle humanité, le récit recèle une vraie force d’émotions et nous tient en haleine du début à la fin. Le spectateur suit l’intrigue, pris par le fil d’une histoire bien menée, où l’on retrouve des personnages attachants, subtilement dessinés par l’auteur et bien interprétés par les comédiens à l’affiche. La mise en scène de Pietro Pizzuti vise à faire confiance à ces derniers. Je vais les regarder de près. Juste avec un œil aimant qui reçoit leurs émotions. Ensuite, peut-être, je pourrai y aller au compte-gouttes et en rajouter le moins possible. À la manière des artisans qui mettent délicatement les choses en place. Un pari réussi.
Emmanuelle Dejaiffe
photo du bandeau : (c) Andrea Messana / Théâtre Le Public
À découvrir encore jusqu’au 27 avril.
Rétrospective de Bernard Cogniaux.
Mise en scène de Pietro Pizzuti
Avec Laurent Capelluto, Jonas Claessens, Sarah Joseph, Sandrine Laroche
19/03 > 27/04/2019 - Du mardi au samedi à 20h30 - Petite salle