"Sortir de l’hypnose numérique" de Roland Reuss
Le livre contient le monde, et il est en même temps ouvert, il permet à la pensée de se trouver, de devenir concrète, à l'intérieur de la limite posée par chaque page. Exactement à l'inverse de la volatilité qui est programmée nolens volens par le moindre hyperlink. Il est vraiment révélateur, en fin de compte, qu'après quelques siècles d'histoire du codex personne n'ait encore eu l'idée d'associer la lecture d'une page d'un livre avec la métaphore de la 'visite'. Il a fallu la 'toile' pour rendre usuelle cette image si parfaitement idoine, superficielle par essence: Visit our website. Quand on rend visite, on n'est jamais chez soi dans le lieu visité. On est sans lieu. Comme sur l'écran le texte écrit." — Roland Reuss - "Sortir de l’hypnose numérique"
En allemand le sous-titre du livre a une double signification : « De la toile et à propos du livre » et « Depuis la toile (pour la relativiser) et vers le livre (pour continuer à le développer). »
A priori on pourrait ne pas voir en quoi ces deux réalités - Internet et le Livre - s’opposent, mais on va voir qu’ils sont séparés par des gouffres et que cet écart dessine une interrogation majeure sur le type de civilisation dans laquelle nous voulons vivre.
Le livre est constitué d’une soixantaine de fragments n’excédant pas quelques pages et on sent tout de suite qu’il a été patiemment construit, qu’il est le fruit d’une élaboration obstinée, qu’une culture et une pensée sont à l’œuvre, on comprend vite qu’il ne s’agit pas de surfer sur une préoccupation passagère, en l’occurrence, pour ou contre le tout numérique.
Au contraire, fort d’une culture puisant ses racines dans la conscience du temps long, sur le sens de la précaution, de la patience, de la présence et de la lenteur, ainsi que dans l’interrogation sur ce qu’est une vie bonne, ou encore dans un rejet du marketing et de la mentalité publicitaire, qui gangrènent tout ce dont ils s’emparent, mais aussi de ces maladies que sont les marques, ou encore l’utilitarisme, souvent considéré comme l’alpha et l’oméga du fonctionnement de nos sociétés, l’auteur nous plonge dans une réflexion sur les fondements de nos choix et plus précisément sur la nécessité du (véritable) choix politique, celui sans lequel toute vie commune et pérenne devient impossible.
Au cœur de son propos se trouve l’idée que face au déferlement des nouveaux moyens techniques mis au service de la persuasion et de la marchandisation du monde, le livre est l’objet privilégié qui permet l’attention et la concentration, qualités nécessaires à l’approfondissement, au savoir et à la critique. En tant que tel, il faut continuer à en creuser la réalité, les richesses et les secrets.
Ce livre pèse chacun de ses mots et expose un enracinement avec force, il est riche de certitudes mais ce sont des certitudes de dialogues, des certitudes ouvertes, comme le sont les bons livres.
Et si le livre, en réalité, n'était pas du tout un 'média', mais un objet très spécial, ayant pour caractère de se séparer lui-même, ainsi que son utilisateur, du monde environnant et de le concentrer sur soi ?" — R. Reuss
Daniel Schepmans
- photo: Drückerei Rüss
Roland Reuss: Sortir de l'hypnose numérique (Combat du livre contre la toile)
(éditions Des îlots de résistance / collection Urgences- novembre 2013)