Stefaan Quix – phase obsessionnelle
Contrôle de qualité
« Je trouve plus élégant, quand on recherche un artiste sur internet, qu’on ne trouve que des photos de ses œuvres ». Le musicien et plasticien Stefaan Quix est perfectionniste et son caractère méticuleux l’a rendu très attentif à l’utilisation de son image. C’est pourquoi il est si difficile de trouver interview ou photo de lui. Il a en effet fait la démarche de demander à tout site parlant de lui d’effacer son portrait, et si possible, de le remplacer par une de ses œuvres. « J’aime bien les artistes invisibles et je n’aime pas le mythe selon lequel le musicien ou l’artiste a une vie intéressante. »
La discrétion et l’anonymat sont avant tout une question de contrôle. « C’est vrai pour le peintre et son image comme pour le musicien, qui devrait pouvoir disparaitre derrière sa musique et ne pas devoir apparaître à travers la performance live, comme quand on découvre la musique de Pierre Henry sur disque sans avoir jamais vu sa tête. Donc quand on me demande des photos de promo, j’envoie des photos de mes œuvres et pas des photos de moi. » Il préfère également éviter d’envoyer du texte, « parce que la plupart des textes d’artistes ou sur les artistes racontent n’importe quoi, ou ne disent rien. Demander à un artiste d’écrire c’est un peu comme demander a un critique de produire une œuvre d’art. Le résultat c’est que ce que tu veux exprimer disparait dans une brume de texte qui ne veut rien dire, qui est un peu le contraire de la poésie, mais qui veut passer pour intelligent. Et qui sera copié-collé par toute la presse. Un argument supplémentaire de ne « point parler » est que en général les gens tirent de mes œuvres plus que j’ai mis dedans, bien que ce soit peut être lié à tout ce qui touche à l’abstraction. »
Extension du domaine du drone
Stefaan Quix, le musicien, est devenu plasticien par un biais inattendu. Le passage s’est effectué en 2003 lorsqu’en trois semaines il a perdu l’usage de l’œil droit, suite à une plusieurs déchirures catastrophiques de la rétine, ce qui lui ôta la majorité de sa capacité visuelle dans cet œil. « À la suite de ce bouleversement oculaire j’ai commencé à m’intéresser à la vue et à lire tout ce que j’ai pu trouver sur le sujet, sur la manière dont on voit, biologiquement, physiquement. J’ai découvert des choses fascinantes sur la construction, la perception et l’interprétation des couleurs, par exemple le caractère invariant des monochromes à travers l’espèce humaine, à savoir que dans toutes les cultures on perçoit les mêmes gammes de couleurs. C’est l’équivalent visuel de l’octave en musique. C’est comme ça que j’ai commencé à faire des monochromes. En fait ce n’était pas vraiment un virage, parce que ça ressemblait à la démarche que j’avais utilisée dans mes compositions musicales. »
Pendant quatre ans il a travaillé le monochrome en relation avec la musique. Parfois en parallèle, parfois indépendamment, comme lors de son installation « Green Zone » au à deSingel, à Anvers, en 2007. Quix noie alors le bâtiment dans 100.000 volts de lumière verte, au moyen de projecteurs du type de ceux utilisés pour illuminer les stades de football. L’installation durait de midi jusqu’à deux heures de la nuit. En journée on ne percevait rien de spécial, mais quand le soir descendait le vert s’imposait progressivement. La nuit venue, l’édifice et ses visiteurs flottaient dans une brume verte.
En 2010, il commence à travailler sur les différents systèmes de couleurs utilisé dans l’industrie : le RGB (ou RVB : rouge + vert + bleu) utilisé par la plupart des écrans, et le CMYK (cyan + magenta + jaune + noir) en usage dans l’imprimerie. Il décide alors de créer son propre système, le BOP (bleu + orange + rose), qui se situe entre les deux. Une installation chez IMAL à Bruxelles présentera les trois formules sur trois écrans différents.
Parallèlement à cela il s’intéresse à la « neige » audio-visuelle des téléviseurs, au moment où les télés cathodiques connaissent leur crépuscule. « C’était déjà alors une image du passé, c’est quelque chose que personne en dessous de dix ans ne peut plus décoder aujourd’hui. Ce sont des choses qui n’existent plus, qui n’ont plus de sens, puisque que les appareils d’aujourd’hui ne diffusent plus la neige audiovisuelle mais l’ont remplacé en général par un logo. Mais elle fait toujours référence, comme la neige de la télé allumée la nuit dans les films d’horreur. »
Monochromes et micro-poésies
Your Daily Monochrome est un projet entamé par Stefaan Quix sur Facebook il y a quatre ans. Il consiste à présenter chaque jour un monochrome différent. Le public est invité à laisser des messages, ce qui donne lieu à des commentaires cryptiques ou poétiques comme « yellow is the color of red ». Les monochromes récents sont répliqués en peinture, avec la meilleure remarque les concernant superposé en blanc sur la toile. Parmi les visiteurs les plus assidus se trouvait l’artiste Bruce Geduldig, qui a laissé un message presque chaque jour jusqu’à sa mort en mars 2016. Une exposition à Hasselt au centre artistique KC Belgie a rassemblé vingt de ces monochromes. Un projet de portfolio dédié à Bruce Geduldig et intitulé « Some of Bruce’s comments » devrait bientôt présenter une vingtaine de tableaux monochromes sélectionnés entre le n° 344 et le n° 850, début et fin des commentaires de l’artiste.
Phase musicale
Avant de se consacrer de manière aussi paradoxale aux arts visuels, Stefaan Quix était avant tout musicien. D’abord bassiste dans des formations rock éphémères, à Leuven, ville étudiante où les groupes ne durent que le temps des études, il s’installe ensuite à Paris, puis à Bruxelles. Il y recommence à jouer au début des années 2000 et rejoint notamment le groupe Ming, formé par deux anciens membres des brochettes, qu’il accompagne pendant un an et demi, avec un le violoncelliste Alex Waterman, juste avant le split définitif du groupe. Il lance à la même période un label de disques, snapshots, sur lequel paraitra le premier cd de Benjamin Franklin, ainsi que des albums de Quiet Stars, de Beton, ou encore Vinz. Un festival aux Halles et au Beursschouwburg a rassemblé en 2006 une partie des artistes du label. C’est à cette occasion qu’aura lieu le dernier concert de Ming.
Après le split du groupe, Stefaan Quix arrête pendant dix ans de jouer de la basse. Il ne se retrouve plus dans le rock de l’époque et entame une nouvelle carrière musicale, plus expérimentale, en s’intéressant au phénomène du micro-phasing. Cette technique consiste à utiliser les effets produits par le décalage dans le temps de sources sonores similaires, comme des musiciens jouant à des tempos proches mais différents, ou un même enregistrement diffusé plusieurs fois simultanément mais à des vitesses différentes. Ses pièces sont alors basées sur des fragments de quelques secondes, de courtes citations musicales, empruntées à J.S. Bach(les Variations Goldberg dans l’interpretation de Glenn Gould), au Velvet Underground (Sunday Morning), ou encore à Television (Marquee Moon). Elles prendront la forme de suites, de séries comme les diverses versions successives de The Bazaar & the Cathedral. Toute cette production musicale a été mise à disposition sur Soundcloud en 2013.
J’aime bien savoir ce que je vois mais aussi voir ce que je sais — Stefaan Quix
Transposition à la couleur / Indiscipline
Très exigeant avec la production de sa musique comme de sa peinture, il passe un an de travail à la réalisation de son premier album, basé sur les Variations Goldberg, avant d’être satisfait du résultat. « Il y a un côté très méticuleux, voire autistique, dans ce que je fais. C’est la même chose avec certains de mes travaux monochromes. Par exemple, le rouge pur est impossible à transcrire exactement sur un DVD, ou un Blu-ray. La compression numérique décale les couleurs, et même si la différence est à peine perceptible, je sais que le rouge primaire affiché n’est pas exact. » Il refuse donc de montrer ses monochromes sous ces formats parce que « j’aime bien savoir ce que je vois mais aussi voir ce que je sais »
Les similitudes entre sa démarche musicale et sa démarche plastique ne se limitent pas à cette exigence. Il utilise des techniques algorithmiques de composition similaires en vidéo et en peinture, comme il le fait en musique. Il réalise des partitions qui s’adaptent d’un médium à l’autre. « Les calculs sont souvent assez compliqués avec la technique du phasing, ou plutôt du micro-phasing. Elle se calcule en fraction de secondes. Les samples, la composition, se déforme au fil du temps, mais des aberrations digitales apparaissent également et il faut les corriger. »
Ses œuvres de phasing visuel consistent en des changements d’intensité du rouge, vert et bleu. Il faut cinq minutes à ces compositions pour passer du noir au bleu, et vingt minutes pour aller d’une couleur primaire à une autre, en passant par tous les stades intermédiaires. « Les systèmes se transposent facilement du musical au visuel. La plupart du temps ce n’est pas intéressant mais parfois oui. D’une façon ou d’une autre, dans mon travail, le visuel et la musique sont presque toujours liés. »
Le cercle bien tempéré / Der wohltemperierte Kreis / The Well-Tempered Circle
Stefaan
Quix effectue cette année un retour à la musique en travaillant pour la
première fois avec des interprètes, lors d’une résidence au centre Q-O2. Le
mode de jeu s’inspire une fois de plus des techniques du phasing : « Les
musiciens se trouvent dans un cercle (que j’appelle « le cercle bien
tempéré »). Ils portent tous un casque qui diffuse un tempo différent,
distant d’un 1024ème de seconde de celui de son voisin. Ce sont donc des pièces
très difficiles à jouer parce que chaque musicien joue les mêmes phrases mais
dans un tempo légèrement différent des autres. J’ai voulu jouer avec des
percussionnistes, avec des instruments différents pour chaque pièce, des pierres
pour l’une, une autre avec des triangles, etc. » Les compositions
utilisent un mélange d’instruments anciens, presque primitifs comme les pierres,
et d’autres, plus contemporains, comme des postes de radio, joués de manière binaire :
on/off, ce qui les recontextualise comme le premier instrument de percussion de
l’ère moderne. La combinaison avec un son spatialisé et le principe de
micro-phasage produit un jeu entre la machine et l’être humain. « Le choix
de la percussion provient du l’idée que c’est probablement le premier cérémonial
culturel, ce qui a rendu véritablement humains les premiers homo sapiens
il y a 200.000 ans, avant la parole ou le chant. C’est le rythme primaire du
battement de cœur, que l’on imite en tapant dans ses mains, et qui est probablement
le tout début de la musique.
Résistances et micro-communautés
Il y a bien évidemment un aspect proche du ludique à ces compositions. Ce sont des systèmes chaotiques où un point de départ très simple donne des résultats complexes. Mais c’est avant tout un travail collaboratif. « C’est un jeu amusant, on y retrouve une certaine joie du travail, à l’opposé de l’idéologie néo-libérale actuelle qui voudrait supprimer le bénévolat, le volontariat. Il y a aujourd’hui une forme de domestication de l’esprit humain par le capitalisme avancé, et la seule résistance possible se trouve au sein de la communauté, et surtout des micro-communautés. C’était le cas pour une certaine scène musicale bruxelloise au début de années 2000, avec Béton, Saule, martiensgohome!, Benjamin Franklin… mais aussi des labels comme Ubik, LéBo Disques, des fanzines, des lieux, etc., comme aujourd’hui pour l’atelier tricot auquel je collabore. L’atelier tricot est surprenant au niveau artistique mais aussi au niveau social et communautaire, il est véritablement transculturel et transgénérationel »
La collaboration avec l’atelier tricot du PointCulture Bruxelles se concrétisera en avril 2018 sous la forme d’une exposition dans le cadre de la thématique URBN. « On est pour l’instant dans une phase exploratoire, c’est très libre pour le moment. La première idée c’est la thématique de la ville et de sa texture en connexion avec les monochromes, comme un fond dans lequel seront intégrées les créations de l’atelier. Ce sera organique sans être aléatoire, un peu comme se sont faites certaines villes à travers les millénaires, avec leurs interconnexions, leurs nivéaux... Au niveau sonore on s’est aussi inspiré de la ville comme elle est vue et entendue dans les films de science-fiction, un son plutôt esthétisé, loin des field recordings urbains. Ce sera un espace où passer du temps, où rester une demi-heure, avec du visuel, du son spatialisé. »
Interview : Benoit Deuxant
L’installation
sera présentée du 24 avril jusqu’au 10 juin 2018
au PointCulture Bruxelles